Née à La Réunion, grand reporter ayant couvert de grands conflits mondiaux, ancienne membre du Conseil Supérieur de l’audiovisuel, Mémona Hintermann-Afféjee est aussi administratrice de Reporters d’Espoirs. Né en Algérie, « l’ingénieur du lien » Tarik Ghezali est fondateur de La Fabrique du Nous, à Marseille. L’un et l’autre s’accordent sur la nécessité de faire ensemble pour créer du lien. Voici en libre accès l’interview publiée dans la revue Reporters d’Espoirs n°1 « Ensemble, on va plus loin ! », toujours disponible sur notre site.
Vous vous êtes construit tous les deux sur la création de liens. Qu’est-ce qui dans votre histoire personnelle explique cela ?
Photo Julien Hintermann. DR.
Mémona Hintermann-Afféjee. Sans doute la relation qui me lie à mes 11 frères et sœurs. Je suis née à La Réunion, dans une famille un peu en vrac, dans laquelle les plus grands s’occupaient des plus petits – situation que j’ai vue dans de nombreuses sociétés. C’est dans la fratrie que nous avons trouvé la solidité des sentiments, de la confiance, du partage, de la parole donnée… Et auprès des enseignants qui nous ont aidés à croire qu’une autre vie était possible. J’ai retrouvé ce climat de fratrie dans le champ du travail : pendant trente ans de reportages, je suis partie avec les mêmes collègues. On se construit comme on peut ! [Rires.]
Photo Silvio Santinone. DR.
Tarik Ghezali. Cela vient, je crois, en partie du fait que je suis né et que j’ai grandi en Algérie, un pays marqué par la guerre : guerre d’indépendance, puis guerre civile dans les années 1990. Arrivé en France, j’ai aussi été frappé de voir la richesse, la profondeur, la diversité des liens qui lient Algériens et Français, qu’ils soient immigrés, pieds-noirs, harkis… C’est un lien chargé à la fois de puissance et de souffrance. J’ai cet impératif de relier les deux rives dans le sang ! Pendant tout mon parcours, je n’ai pas cessé de créer du lien, de relier des mondes éloignés les uns des autres : les deux rives de la Méditerranée donc, mais aussi le business et la recherche, l’économique et le social, les quartiers riches et les quartiers pauvres, etc.
Comment mettez-vous en œuvre ce lien ?
M.H.-A. Je crois profondément que la solidité des liens peut compenser ce dont on a manqué d’un point de vue matériel. Aujourd’hui, je mesure combien il est important de rétablir ces territoires d’humanité. En tant que journaliste, membre du CSA ou dans mes engagements associatifs, je privilégie le « nous ». Et le lien, c’est l’ouvrage essentiel de nous tous. Les associations sont juste des relais, des passages de témoin.
T.G. Ce qui est naturel, c’est l’entre-soi. Le fait de faire des choses avec un autre qui ne nous ressemble pas ne va pas de soi. Pour lutter contre cette nature grégaire et nous inciter à faire ensemble, il faut de bonnes fées, des « ingénieurs du lien ». Le bonheur est dans le lien ! Ce n’est pas moi qui le dis, mais Harvard, à travers la plus longue étude sociale jamais menée sur cinq générations, depuis 1938 et toujours en cours. Les chercheurs ont suivi 800 personnes toute leur vie durant pour voir ce qui les rendait heureuses. Résultat : le facteur clé est la qualité des relations avec sa famille, sa communauté, etc.
Concrètement, qu’avez-vous mis en œuvre avec La Fabrique du Nous pour créer du lien ?
T.G. Dans les quartiers nord de Marseille, il n’y a pas assez de piscines publiques et les jeunes ne savent pas nager. Avec l’association Le Contact Club, nous avons sollicité des particuliers pour qu’ils nous donnent accès à leur piscine le temps de séances de natation avec maître-nageur. Nous avons créé un climat de confiance et le cadre pour autoriser les gestes humains, et ça marche très bien ! Une centaine de jeunes ont déjà eu accès à une vingtaine de piscines privées. Tout le monde est transformé : les jeunes sont touchés par cet élan de générosité et les particuliers sont ravis de voir des jeunes motivés auxquels ils ouvrent même leur carnet d’adresses. Il faut développer ça ! Autre exemple, « Le Grand bain » : plutôt que de jumeler les écoles de Marseille avec Hambourg ou Dakar, avec l’association CitizenCorps, nous avons rapproché dans le « faire » (sports, arts, patrimoine…) 100 élèves de cinq écoles primaires de quartiers riche, pauvre et bobo – trois entre-soi. Des mélanges au sein d’une même ville, c’est tout bête, il fallait juste essayer ! Les différences sociales ont beau s’exprimer, les enfants se mélangent très vite. Ville et rectorat sont partants pour élargir l’expérience.
M.H.-A. Dans ma vie de reporter et de femme engagée, j’ai constaté que la plupart des gens, même dans de mauvaises passes, peuvent s’en sortir. La main est là, prête à saisir la vôtre. Le lien social en France est riche, les gens sont prêts. La qualité de la vie en commun ne devrait pas faire obstacle. Ces derniers temps, on a l’impression que tout est devenu méchanceté, racisme, violence… Mais je crois que c’est encore possible. Il y a de l’amour ! Il faut montrer aux gens qu’on les aime, que l’on a de la considération pour eux. La colère des Gilets jaunes est née de ce manque de considération.
Vous en venez tous deux à l’idée que, dans une société individualiste, il faut redonner du sens et de la force à l’idée de « vibrer » ensemble.
T.G. Il faut changer le regard porté sur la femme voilée, les personnes en situation de handicap, les jeunes des quartiers… Il faut réapprendre à considérer les gens dans leur entièreté, au-delà de ces étiquettes identitaires qui font écran et masquent l’humanité des personnes. Par exemple, j’aime beaucoup le travail de l’association La Fabrique nomade, à Paris, qui aide des réfugiés à pratiquer leur artisanat. C’est dans l’intérêt des personnes concernées, bien sûr, mais aussi de l’économie française qui a besoin de ces compétences. Réfugié, ce n’est pas un métier ! Pour réussir à vivre ensemble, il faut commencer par faire ensemble. En France, le Baromètre du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) observe que la confiance vis-à-vis des autres a baissé de 10 points en 10 ans. A contrario, le site leboncoin.fr, c’est 30 millions de personnes qui font des transactions, achètent, se font confiance sans se connaître avant.
Comment parvenir à décloisonner les univers ?
M. H.-A. Ma matrice, c’est la société créole, je ne peux pas me référer à un autre modèle. La Réunion est devenue française avant la Savoie ou Nice. À cause de l’esclavage, les communautés noires étaient obligées de faire vivre leur culture en cachette. Mais aujourd’hui, les fêtes de ces différentes communautés – qu’il s’agisse de célébrer le dieu chinois, l’Aïd ou la fin de l’esclavagisme – sont célébrées ensemble sur l’île ! Je pense que c’est l’école qui a permis cet universalisme. On aurait dû tous se tirer dans les pattes, s’enfoncer dans l’océan Indien, et pourtant, ça marche ! [Rires.] Au début des années 1980, la France a réussi là-bas ce qu’elle pourrait très bien incorporer à son bréviaire républicain partout sur le territoire. À La Réunion, nous avons fait de l’universalisme à partir de nos racines multiples. Inspirons-nous de ce qui marche ! Cette diversité est présente jusque dans les familles. Par exemple, mon frère est musulman. Et alors ? Nous avons trouvé un moyen de ne pas nous taper dessus et de vivre ensemble. Bien sûr, on aime la France. Mais à La Réunion, on se dit tous Créoles. La France a changé, je l’ai vue changer depuis mon arrivée dans les années 1970, et alors ? Est-ce qu’on continue à ne pas donner d’appartement ou de boulot à quelqu’un qui a un nom à consonance étrangère ? Les médias ont beaucoup de boulot à faire. À force de ne pas voir les problèmes, on finit par tourner en rond…
T.G. La Réunion porte bien son nom comme creuset d’un commun. Ce que vous dites de La Réunion résonne avec ce que l’on vit à Marseille. Nous avons une fierté d’être Marseillais. Cette ville est née il y a 2 600 ans de la rencontre de la princesse gauloise Gyptis et du marin grec Prôtis, soit, dès l’origine, deux altérités, sociale et culturelle. Marseille a connu plusieurs vagues d’immigrations, a accueilli de tout temps de nombreux exilés. Cette ville mêle communautarisme et universalisme, et ça marche ! La France a beaucoup changé. J’aime bien le travail de Jérôme Fourquet qui, dans L’Archipel français (Le Seuil, 2020), évoque la déchristianisation de la France. Les politiques ne racontent pas ça ! Pourtant, on aura avancé en France quand on acceptera que Mohamed est un prénom français, tout comme Tarik ou Mémona. Nous sommes la France !
Que reste-t-il à faire pour promouvoir la diversité dans les médias ?
M.H.-A. énormément de choses ! D’après le dernier rapport du régulateur, il n’y a pas de progression dans l’incarnation de cette France plurielle à la télévision. Il faut rappeler aux dirigeants de chaînes publiques qu’il faut davantage de diversité à l’antenne. La France bon teint qui s’affiche sur petit écran ne correspond plus à la réalité du pays. Le compte n’y est pas ! Il est urgent de mener des politiques publiques davantage conformes à la société française. Il faut que cette France soit incarnée, car les médias ont un impact social important, qui se traduit concrètement en matière d’emploi, de logement… Chacun doit faire un pas vers l’autre, pour ne pas prendre le risque de voir la société se ghettoïser.
T.G. Ça me fatigue que l’on mette constamment en exergue les différences, le « narcissisme des petites différences », alors que ce qui nous rassemble est nettement plus important. Dans les médias, la diversité d’origines est trop peu présente, tout comme la diversité d’opinions : on ne débat plus, on s’invective. J’aimerais beaucoup que Libération et Le Figaro organisent des débats de façon sereine sur des sujets clivants. À l’instar de My Country Talks, lancé par Zeit Online, qui permet à des individus qui n’ont pas les mêmes convictions de se rencontrer et de débattre. Cette initiative née en Allemagne a été reprise dans de nombreux pays. Les médias doivent permettre la confrontation sereine des opinions.
Qu’est-ce que les individus et la collectivité ont à gagner à faire ensemble ?
T.G. France Stratégie chiffre à 150 milliards sur vingt ans le coût des discriminations sur le marché du travail. Le déterminisme social coûte 10 milliards par an. On perd de l’argent à discriminer ! Et on en gagne à faire ensemble : à des parents des beaux quartiers marseillais qui doutent parfois de l’intérêt des initiatives que l’on met en place, je leur dis en les taquinant : « Il n’aura pas juste rencontré un Noir ou un Arabe, ton gamin, il sera aussi plus compétitif parce qu’il aura appréhendé des environnements plus complexes et plus incertains. » Les bons sentiments peuvent aller de pair avec de bons intérêts !
À quoi ressemblerait votre média idéal ?
M.H.-A. Il doit ressembler à la société. J’ai rencontré un patron de chaîne plus réaliste que les autres, Alain Weil, de Next Radio, qui convenait que la diversité, c’était bon pour le business !
T.G. À la revue Reporters d’Espoirs, bien évidemment ! [Rires.] Il faut inciter les médias à parler de ce qui marche. C’est super de mettre en avant des leaders, des superhéros qui changent le monde, mais on devrait aller au-delà et mettre en avant des citoyens lambda qui font des choses formidables pour inciter tous les autres à passer à l’acte. Avec une bande d’amis, nous avons à cette fin lancé #DenonceTesHeros. Les médias devraient aussi raconter des rencontres, car s’il n’y a pas de superhéros, il y a surtout de super rencontres qui amènent à des transformations réciproques. On ne fait rien tout seul, les médias devraient raconter cela. Quand ils interviewent un homme politique, un businessman, ils devraient parler de cela, des rencontres qui changent un parcours. Raconter cela, ça peut véritablement inciter à aller vers l’autre.
Quelle rencontre a changé votre vie ?
M.H.-A. La rencontre de gens simples la plupart du temps. Ma mère m’a vraiment impressionnée par son courage. Comme elle avait choisi de vivre en ménage avec un Indien, sa famille blanche l’a rejetée. Les plus grands de ses 11 enfants sont allés travailler pour nous nourrir et elle a cru que l’école ferait la différence. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle m’a poussée à l’école. J’éprouve une admiration sans borne pour les femmes qui ont cru que l’école pouvait faire la différence pour leurs enfants.
T.G. Plein ! Une en particulier, et qui m’a nourri, c’est celle de Claude Alphandéry, un grand résistant, grand développeur de l’économie sociale et solidaire, et qui fêtera ses 100 ans cette année. Il a une pêche, une énergie, une jeunesse incroyables et continue de fourmiller de projets solidaires ! Claude a toujours fait avec d’autres. La preuve qu’il n’y a pas d’âge pour avoir une puissance créatrice. On devrait suivre cette voie.
Propos recueillis par Malika Souyah et Gilles Vanderpooten pour Reporters d’Espoirs