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« Le journaliste écrit des histoires qu’il lance comme des bouteilles à la mer. À nous d’en faire bon usage. »

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Julie Manoukian, scénariste et réalisatrice de « Fille de paysan », un film à découvrir ce soir à 21h10 sur France 2

Diffusé ce mercredi soir sur France 2, le nouveau long-métrage de Julie Manoukian, Fille de paysan, est une ode à la solidarité. Il retrace l’aventure d’une famille d’agriculteurs, les Pécourneau, sauvés de la faillite grâce à la médiatisation d’une cagnotte solidaire lancée par leur fille Émilie, alors âgée de quinze ans. Résurgence des problématiques rurales au cinéma, pouvoir des médias et engagement pour l’environnement, autant de thématiques que nous avons pu aborder avec la réalisatrice du film.

Fille de paysan, tout comme votre premier film Les Vétos, touche au monde rural. Pourquoi ce choix récurrent ?

Le monde rural est loin de m’être familier : je suis une vraie citadine. Au fil du temps, je me suis prise d’affection pour la campagne. J’ai été happée par les problématiques de cet univers, par ses préoccupations écologiques, sa quête d’amélioration des conditions de vie. C’est un milieu auquel je me suis familiarisée puis attachée.

Les Vétos fut un heureux hasard, une idée qui m’a été soufflée par le producteur Yves Marmion. Cette expérience cinématographique m’a ouvert les portes du monde rural et d’une multitude de sujets passionnants. Tout y est plus ou moins lié : des vétérinaires de campagne aux agriculteurs, il n’y a eu qu’un pas.

Quelles ont été vos inspirations cinématographiques ?

Pendant la préparation des Vétos, je me suis éprise de Seule la terre, film du scénariste Francis Lee. Il conte l’histoire d’un fils unique, Johnny, contraint de reprendre la ferme de son père malade. Il subit son quotidien, jusqu’au jour où son chemin croise celui d’un saisonnier roumain qui rêve de mener cette vie. Son appréhension de la vie paysanne  va s’en trouver complètement bouleversée.

Le scénario se construit dans une démarche naturaliste. La recherche d’esthétisation, entre nature et émotions, engendre une harmonie à laquelle j’aspire.

Il semble y avoir une résurgence de la ruralité au cinéma, comment l’expliquez-vous ?

À l’image du journalisme, le cinéma possède ses marronniers, des sujets qui reviennent tous les ans à l’écran. Ils touchent aussi bien les habitués qu’un un public avide de nouvelles réalités.

La ruralité appelle des histoires qui permettent une prise de conscience, et cette dernière augmente désormais. Il y a quelques décennies, on ne parlait pas spécialement de l’avenir du monde rural ni de ses répercussions sur l’alimentation et l’inflation. Aujourd’hui, ces thématiques sont à traiter en urgence.

Par ailleurs, lors de mes premiers contacts avec des gens du milieu, j’ai été frappée par cet écueil des représentations entre le monde urbain et rural. J’ai la sensation inexplicable qu’on cherche à nous dresser les uns contre les autres. Les citadins sont perçus comme des consommateurs ignorants de la réalité de la campagne, tandis que les agriculteurs seraient des éleveurs pollueurs sans scrupules. La réalité est toute autre. Les agriculteurs traversent des difficultés immenses au quotidien. Ils veulent le meilleur pour l’environnement et leurs bêtes, dont ils s’occupent avec tendresse. La mauvaise médiation qui est faite entre la ville et la campagne crée un profond clivage. Il faut y remédier, et le cinéma peut y contribuer.

Ce film est l’adaptation d‘une histoire vraie, celle de la famille Pécourneau. Racontez-nous sa médiatisation.

Il y a quatre ans, Émilie Pécourneau, fille d’agriculteurs, a lancé une cagnotte pour tenter d’extirper sa famille d’un gouffre financier. Au bout de quelques semaines, sa démarche a commencé à être médiatisée. Lorsque Jean-Pierre Pernaut s’en est emparé au cours d’un de ses JT, il y a eu un effet boule de neige. Un puissant système de solidarité s’est mis en place.

Mintee Studio a repéré le potentiel d’adaptation de l’histoire à l’écran, et c’est aux côtés de la scénariste Monica Rattazzi que le film s’est écrit. J’ai rejoint l’aventure en août 2021. J’avais pour mission la réalisation de cette fiction qui s’inspire de la force du vécu.  Le réalisme y joue un rôle important. Il s’agit d’un rouage émotionnel indispensable pour les spectateurs. Il leur permet d’être plus enclins au sensible. Dans Fille de paysan, c’est la vie de la famille Pécourneau qui sert de point de départ pour aborder les difficultés que vivent les agriculteurs. Ma démarche était donc de créer une fiction à partir de leur réalité.

Que pensez-vous du pouvoir des médias ?

Les médias sont des outils humains, ils ne sont ni bons ni mauvais. À l’instar de Fille de paysan, ils peuvent être à l’origine d’une grande solidarité. Les pouvoirs publics ont leurs limites. Le journalisme peut contribuer à les pallier en usant de la puissance de la médiatisation. Le journaliste écrit des histoires qu’il lance comme des bouteilles à la mer. À nous d’en faire bon usage.

Tous les matins, j’ai le réflexe d’effectuer une revue de presse. Elle me permet de rester à l’affût de ce qui se passe autour de moi. Je suis abonnée à plusieurs journaux – Libération, Le Monde, The Guardian et le New York Times. Je consomme aussi de nombreux podcasts, notamment ceux d’Arte Radio. Ils me sont d’une grande utilité lorsqu’il s’agit d’écrire de la fiction. Je suis inquiète du sort que l’on réserve aux journalistes car nous avons besoin d’eux.

Un contenu médiatique a-t-il déjà influencé chez vous un engagement ?

Avant que je ne quitte les réseaux sociaux, j’étais ancrée dans ces algorithmes qui nous proposent en boucle des recommandations selon nos centres d’intérêts. Ils m’ont notamment conduite à une vidéo de Greta Thunberg, tournée avec un smartphone. On la voit prendre la parole au cours d’un déjeuner, debout sur une estrade. A regarder cette jeune fille de quatorze ans s’adresser aux adultes avec une telle éloquence, j’ai perçu quelque chose de fictionnel, qui relève de « l’enfant empereur ». Tandis qu’ils l’applaudissent tous, elle leur rappelle qu’ils sont coupables de l’état actuel de la planète.  Sans tomber dans la moralisation écologique, ceci a provoqué en moi une sorte d’électrochoc. J’ai alors cherché à placer la nature, l’environnement et l’écologie au cœur de bon nombre de mes démarches.

« Information » et « solutions » peuvent parfois paraître antinomiques. Est-ce que le « journalisme de solutions » ça vous parle ?

J’aime cette idée qu’on puisse soulever les questions angoissantes provoquées par l’écosystème, afin d’y apporter des réponses. La presse anglo-saxonne en est férue. The Guardian par exemple donne souvent à ses lecteurs des pistes de réflexion positives à explorer. Je trouve cette démarche chouette, et humainement essentielle. Bien qu’il ne s’agisse pas du travail du journaliste à la base, il serait intéressant de démocratiser la recherche de positif et de solutions dans le traitement de l’information.

Quelle place accordez-vous à l’espoir dans votre nouveau film ?

Dans ce cas précis, le scénario est un exemple idéal de réalité qui dépasse la fiction. Il y a un véritable paradoxe : on n’aurait jamais écrit un récit comme celui-ci, on aurait trouvé ça trop gros. Le pouvoir du collectif a permis de rendre cette histoire évidente à raconter. On n’en parle pas assez, mais l’espoir peut être rallumé très vite. Je ne parle pas de techniques comme le greenwashing, qui endort la conscience des gens pour les rassurer, mais de vérités inspirantes comme celle véhiculée par l’histoire des Pécourneau. Durant le visionnage de Fille de Paysan, on accède à ses émotions et on se sent moins seul. C’est un moment de partage hors du temps, après lequel on repart au combat, empli d’espoir.

Fille de paysan, disponible gratuitement en replay sur la plateforme France.tv durant les sept prochains jours.

Propos recueillis par Sixtine Guellec.

Françoise Tovo, directrice déléguée au développement des services abonnés chez Le Monde

« Avec le Fil Good, on veut montrer par des bulles d’espoir que tout n’est pas négatif dans l’actualité. »

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Françoise Tovo, directrice déléguée au développement des services abonnés chez Le Monde

À sa sortie d’école de journalisme, Françoise Tovo fait ses premiers pas au Monde en 1988. Secrétaire de rédaction chargée de la publication mensuelle Le Monde de l’éducation pour son premier poste,elle occupe différentes fonctions comme adjointe à la direction artistique, cheffe d’édition, puis rédactrice en chef. Trente-cinq ans après son arrivée, elle y officie toujours avec un profond enthousiasme comme directrice déléguée au développement des services abonnés. À son actif : l’accompagnement de la mutation numérique du journal, la supervision des newsletters, la recherche de sources de diversification éditoriales. Dont la newsletter Le Fil Good, adoptée par 78 000 lecteurs, et à laquelle Reporters d’Espoirs n’est pas resté insensible…

Comment l’idée de la newsletter « Le Fil Good » vous est-elle venue, et de quoi s’agit-il ?

Avec le Fil Good, on veut montrer par des bulles d’espoir que tout n’est pas négatif dans l’actualité. 

Cette newsletter est née de façon prosaïque, à la rentrée de septembre 2020. Après le premier confinement, le moral n’était pas haut. Au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, notre directeur de la rédaction de l’époque, Luc Bronner, nous partageait son sentiment de découragement : « C’est terrible, tout va mal, on va mourir de désespoir. On continue de raconter des histoires positives, de rencontrer des gens formidables, mais ça ne se voit pas ». Il fallait trouver un moyen d’y remédier.

Le Monde est avant tout un média généraliste : l’actualité, avec tout ce qu’elle a de terrible, sera toujours privilégiée. Bien que le positif soit présent, il est difficile à repérer dans nos formats journalistiques et le rouleau-compresseur de la grosse actualité. Aussi une newsletter recensant nos articles positifs, à laquelle les abonnés souscrivent librement, nous a semblé être le meilleur compromis.

L’existence même du Fil Good a-t-elle incité les journalistes à rédiger des articles plus positifs ?

Durant les six premiers mois, en effet, il y a eu plus de papiers à tendance positive, par effet d’entraînement. Puis l’actualité « dure » a repris le dessus, mais on déniche encore malgré tout une demi-douzaine d’article « Fil Good » par jour. Ces contenus viennent de rubriques variées – économie, société, international, ou encore du cahier L’Epoque, consacré aux petits changements et grandes mutations de nos vies quotidiennes.

Par exemple, un article qui met en avant la baisse du chômage et qui relativise la récession en Europe : c’est Fil Good. Un autre article sur une biotech française qui va tester aux Etats-Unis une molécule prometteuse contre le diabète : c’est Fil Good. 

Comment faites-vous pour susciter des reportages ?

Il n’y a pas d’articles commandés spécifiquement pour le Fil Good. Les journalistes pensent à nous envoyer leurs papiers quand ils les considèrent en phase avec la newsletter, ou bien ils les taguent directement de façon à les faire remonter dans la page Fil Good du site, ou bien encore nous allons à la pêche aux contenus dans l’ensemble de la production réalisée. La sélection est faite par des êtres humains orientés par leur subjectivité, et c’est assumé. On met en avant les contenus que nous avons eu plaisir à lire, qui rendent heureux, qui pétillent et nous surprennent.

Vous avez interrompu Le Fil Good… avant de le relancer ! À la demande de vos lecteurs ?

Lors de sa création, une partie de la rédaction se sentait désœuvrée. De nombreux journalistes s’étaient réorientés sur la couverture du Covid, et d’autres ont participé à Fil Good. En mars 2022, le noyau dur de la newsletter a été absorbé par d’autres projets, chronophages, comme ce fut mon cas avec la préparation et le lancement du Monde en anglais, site miroir en anglais du Monde.fr. Il était donc compliqué de continuer. Cette décision a été prise la mort dans l’âme : il a fallu expliquer à nos soixante-cinq mille lecteurs qu’au bout de dix-huit mois on passait à autre chose, même si ça marchait très bien.

Ce qui est malheureux, c’est que le Fil Good s’est arrêté au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine. Il y a eu une multiplication de nouvelles très plombantes, et des gens ont pu se détourner de l’information. Ils avaient le sentiment qu’elles ne décrivaient que du noir. La newsletter a alors été relancée en octobre 2022 et a retrouvé son public, et même dépassé les attentes : 78 000 inscrits à ce jour !

Quels sont les retours de vos lecteurs ?

La mise sur pause de la newsletter s’est accompagnée d’une avalanche de messages de personnes éplorées, qui nous demandaient de ne pas nous arrêter, de rester. Ce qui revient le plus dans tout ça, c’est la fatigue informationnelle. Il arrive que des lecteurs envisagent de se désabonner car ils se sentent submergés par le flot de nouvelles négatives et déprimantes : c’est alors le Fil Good qui peut les faire rester lecteurs ou abonnés au Monde. La newsletter leur offre des informations plus rassurantes. Certains nous ont même suggéré d’établir des systèmes de signalétique avec des pastilles vertes, pour mettre en avant l’actualité positive au sein de la masse d’informations effrayantes.

De plus, le Fil Good est un levier de fidélisation : plus les abonnés s’y inscrivent, plus ils sont amenés à rester. Une fois informés et accrochés, ils ne partent plus. C’est également une manière originale de valoriser des papiers passés sous le radar, car peu exposés en Une du site, ou n’ayant pas encore trouvé leur public.

Ce choix d’un format newsletter est-il une évidence ?

Ce qu’il y a de bien avec une newsletter, c’est que l’information qu’elle contient n’est pas imposée. En y souscrivant, les lecteurs donnent leur consentement pour la recevoir, et ils disposent de la liberté de l’ouvrir, de la lire ou non. Cela permet de développer une relation de confiance : s’ils le souhaitent, nous les acheminons vers quelque chose de positif. 

On teste également dans ces formats jusqu’à quel niveau de familiarité positive on peut aller. C’est le cas avec la newsletter Darons, Daronnes, dirigée par Clara Georges.  Elle y fait usage d’un véritable franc-parler pour raconter et partager son expérience et ses questionnements de mère. Cette manière de s’adresser aux gens ne fonctionne pas partout, nos articles se doivent d’adopter une certaine neutralité journalistique. Dans une newsletter, c’est différent : on parle à l’oreille du lecteur. Pour nos rédacteurs, c’est un nouveau terrain de jeu.

Propos recueillis par Sixtine Guellec et Gilles Vanderpooten.

Thierry SIBIEUDE, cofondateur de la Chaire Innovation Sociale de l’ESSEC Business School

« L’économie sociale et solidaire porte des valeurs humanistes et il n’y a pas besoin d’être de gauche pour être humaniste. »

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Thierry SIBIEUDE, cofondateur de la Chaire Innovation Sociale de l’ESSEC Business School

Professeur Fondateur en 2003, avec Anne Claire Pache, de la Chaire Innovation et Entrepreneuriat Social de l’ESSEC, première initiative du genre consacrée à l’impact social et environnemental dans une Grande Ecole, Thierry Sibieude, docteur en géographie et gestion de l’environnement, est un pilier de la vulgarisation de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France.

Reporters d’Espoirs a publié avec lui son premier cours en ligne intitulé « Mieux comprendre l’ESS pour mieux en parler », disponible gratuitement sur Coursera.

A l’occasion des 20 ans de la Chaire et de son départ à la retraite, Thierry Sibieude revient sur son engagement et sur l’avenir de l’ESS.

« Economie sociale et solidaire » et « école de commerce » peuvent paraitre antinomiques. Vous avez œuvré au rapprochement de ces deux mondes en créant la chaire Innovation Sociale à l’ESSEC. Pourquoi ?

Très engagés dans le mouvement associatif parental au service des personnes handicapées, nous avons créé en 1993, mon épouse et moi, une association pour l’accompagnement des enfants autistes. Par ailleurs mon élection à la vice-présidence du conseil départemental du Val d’Oise m’a conduit à interagir fréquemment avec de très nombreuses associations, notamment dans le domaine de l’environnement et dans le secteur social et médico-social. J’ai ainsi constaté qu’il y avait matière à optimiser les choses, avec plus d’engagement et plus de professionnalisme dans l’organisation et le management.  De ce constat est née cette chaire.

Son objectif était à l’époque, en les adaptant aux spécificités du secteur, de transposer des méthodes fonctionnant dans l’entreprise dans les organisations qui travaillent pour l’intérêt général. Des grandes mutuelles au premier rang desquelles la MACIF, et plusieurs acteurs de l’ESS ont été d’accord pour nous accompagner, parce qu’eux aussi avaient identifié un besoin de professionnalisation en termes de management, de gestion de leurs activités, en complément et au service de leur mission sociale.

20 ans après, quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Quand on a fêté les 20 ans de la chaire le 20 juin dernier sur le campus à Cergy, 200 étudiantes et étudiants sur les 450 que j’ai eu le bonheur d’accompagner dans leur parcours au sein de la chaire étaient présents. Plus de la moitié d’entre eux sont aujourd’hui engagés dans des projets professionnels au service de l’intérêt général, dans des associations, structures de l’ESS, ou départements responsabilité sociale des entreprises (RSE) et même ressources humaines (RH) de grandes entreprises. C’est une belle réussite pour un projet pionnier à l’époque, qui a permis de développer les thématiques de l’ESS d’abord au sein de l’ESSEC puis d’autres écoles.

Nous avons à l’ESSEC créé tout un écosystème : le programme d’égalité des chances à l’école « Pourquoi pas moi ? », l’incubateur social des entreprises de l’ESSEC, un laboratoire d’évaluation de l’impact social des entreprises, les Chaires Philanthropie puis Economie Circulaire… ce qui positionne l’école dans une pratique de longue date et crédibilise son discours.

Il y a 20 ans, c’était assez marginal ! Maintenant les enjeux de l’ESS, et dans le prolongement la RSE, le développement durable et la transition écologique, sont de plus en plus abordés, partout en France et dans toutes les écoles. Nous avons fait école !

Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui d’il y a 20 ans dans votre manière d’aborder l’ESS ?

Il y a 20 ans, je travaillais avec ceux qui le voulaient, des volontaires, des jeunes engagés et soucieux de leur responsabilité mais aussi de leur impact sur la société.  Maintenant, ces questions-là concernent tout le monde, et rentrent dans le socle commun de nombreux cursus universitaires. Il faut sensibiliser tous les étudiants de tous les programmes et les former à ces dimensions de l’activité de l’entreprise : il y a donc un défi lié changement d’échelle de ce que nous avons construit. Nos réalisations constituent le noyau et la base de la politique globale de l’Essec au regard des enjeux environnementaux et sociaux.

Comment la France se positionne-t-elle ?

Il est difficile d’établir des classements par pays, mais il est clair que le secteur de l’ESS est très présent en France. Il s’est développé dans le cadre de luttes pour la conquête et la défense de libertés collectives, à travers les mouvements syndicaux et politiques engagés à gauche. Il ont ainsi contribué au déploiement de cette économie qui prenait plus en compte des dimensions humaines et sociales que la dimension financière. Les coopératives agricoles ont aussi joué un rôle important pour répondre aux besoins de l’alimentation et du développement des territoires.

Aujourd’hui, la question des limites du modèle uniquement fondé sur la finance se pose dans tous les pays européens, et tous les pays cherchent des solutions.

Quel regard portez-vous sur la médiatisation de l’ESS ?

Paradoxalement, l’ESS est faiblement médiatisée, alors que c’est une économie dont les caractéristiques devraient séduire les journalistes, notamment ceux qui n’ont pas une formation économique très développée. Dans l’ESS, il n’y a pas d’actionnaires à rémunérer, il y a une logique de marché dans le sens où la concurrence existe et qu’on n’est pas dans un monopole d’Etat mais la priorité reste à la mission sociale de l’organisation (mutuelle, coopérative, association ou Fondation).

De plus, elle repose souvent sur de véritables histoires humaines, que ce soit dans le secteur du logement, de la dépendance, des personnes handicapées, de l’alimentation ou bien encore de l’accès au travail : autant de questions qui donnent lieu à des actions sociales. Mais les acteurs de cette économie souffrent d’un déficit d’image et de médiatisation.

D’où la démarche de créer un « MOOC » (cours en ligne) sur le sujet avec Reporters d’Espoirs ?

Tout à fait ! Pour médiatiser plus facilement et de façon plus pertinente l’ESS, il est essentiel de présenter les bénéfices qu’elle génère et la qualité des solutions qu’elle propose pour la société. C’est ce qu’on essaie de faire avec le MOOC réalisé avec Reporters d’Espoirs. Nous sommes partis du constat que si les journalistes ne parlent pas d’ESS, c’est parce qu’ils ne savent pas ce que c’est. Donc ce support est fait pour les aider et c’est pourquoi il s’intitule « Mieux comprendre l’ESS pour mieux en parler ».

L’ESS c’est des histoires individuelles et des aventures collectives particulièrement riches et emblématiques qui participent à la gestion du bien commun et qui valent la peine d’être racontées. Il faut multiplier les relais et accroître la diffusion de ces initiatives qui méritent respect et considération.

Du côté des acteurs de l’ESS, une grande partie dans le domaine associatif notamment, disent ne pas s’intéresser au marketing, à la communication, aux relations presse. Pourtant ils doivent, dans leur intérêt et dans celui de celles et ceux qu’ils ont choisi de servir, se saisir sans états d’âme des outils et moyens qui permettent de se faire connaître et de promouvoir la cause qu’ils défendent. En même temps, c’est aux journalistes d’aller au-delà des apparences et d’effectuer un travail d’analyse et de mise en perspectives des activités de l’ESS pour les traiter avec à-propos et objectivité.

De quelles apparences parlez-vous ?

De la vision très stéréotypée selon laquelle l’ESS serait un monde de bisounours réservé à la gauche. Que l’on trouve plus souvent ces valeurs dans des partis de gauche, oui, mais pas exclusivement. L’ESS promeut des valeurs humanistes et il n’y a pas besoin d’être de gauche pour être humaniste. Il serait important qu’un certain nombre de journalistes soient capables d’aller au-delà de la vision strictement politique des choses, en dépassant les idées reçues.

Le groupe Bayard Presse est par exemple très pertinent dans son traitement de l’ESS, avec notamment La Croix, Le Pèlerin.  Ce qu’il faudrait, c’est par exemple que Les Echos, Le Monde, Le Point s’engagent avec une vraie démarche d’analyse sur ces thématiques pour les présenter à leurs lecteurs.

Quels sont les principaux enjeux de l’ESS à l’avenir ?

C’est indiscutablement l’évaluation de l’impact social de son action.  Avec trois dimensions. D’une part positionner des actions par rapport aux objectifs du développement durable qui constitue un cadre de référence connu et accepté par tous. Ensuite comment maximiser l’impact sur les populations que l’on sert. Enfin, comment s’investir dans la coopération avec d’autres acteurs, pour faire bouger les lignes.

Propos recueillis par Samuel Delwasse.

« L’objectif des Tribunes de la Presse est de proposer des débats de fond sur des questions d’actualité pour pérenniser la confiance entre citoyens et médias » – Jean-Pierre Tuquoi, directeur éditorial des Tribunes de la presse de Bordeaux

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Grand reporter spécialiste du Maghreb et de l’Afrique Noire au journal Le Monde jusqu’en 2011, Jean-Pierre Tuquoi a fondé la même année Les Tribunes de la Presse en région Aquitaine.

Ce mercredi 23 novembre débute la 12ème édition des Tribunes de la Presse à Bordeaux : quatre jours de débats, de rencontres et de tables-rondes autour de la thématique « La guerre des identités ». Presse, religion, géopolitique, génétique, astrophysique, urbanisme : moult déclinaisons qui sauront à coup sûr intéresser et éclairer chacun.

Partenaire des Tribunes pour la première fois cette année, Reporters d’Espoirs clôturera l’évènement en remettant avec Mémona Hintermann, journaliste et administratrice de l’association, son Prix presse écrite 2022, venant distinguer un reportage sur une situation de conflit dans laquelle des populations luttent pour résister, survivre ou se reconstruire.

Pourquoi avoir retenu la thématique “la guerre des identités”?

C’est un thème qui permet de décliner beaucoup de sujets qui me tiennent à cœur. A travers les questions des identités, on peut parler du conflit en Ukraine, de la question du genre, de la presse à travers l’identité des journaux papiers, de l’homme et son rapport à la nature, etc. Nous voulions couvrir un large scop.

Les Tribunes, c’est comme un buffet : chacun vient se servir et picorer selon ses appétences : un débat géopolitique sur l’appartenance de l’Ukraine à l’ensemble européen ou russe, un autre sur l’existence des religions dans une société laïque, ou encore l’astrophysicien Jean-Pierre Bibring tentant de démontrer pourquoi les hommes sont seuls dans l’univers. On embrasse ainsi des thématiques plus ou moins connues, et qui traitent toutes quelque part de l’identité.

Les sujets des Tribunes ne sont pas circonscrits au secteur de la presse, il ne s’agit pas seulement d’une introspection journalistique : est-ce une habitude ?

Les premières éditions étaient très tournées sur la presse, et les invités étaient essentiellement des journalistes français et étrangers. Mais au bout de quelques éditions, j’ai estimé qu’on risquait de se répéter et de rester dans un entre-soi journalistique. On a donc fait évoluer les Tribunes de la Presse vers un concept d’université populaire. Cela s’est avéré plus attractif pour le grand public : l’audience augmente année après année. Cette année, nous avons ouvert 12 000 places pour l’ensemble des débats de cette édition. De plus, depuis le Covid, le numérique s’est installé, et aujourd’hui les débats sont également accessibles en direct en ligne, nous ouvrant à un public francophone plus large – Québec, Antilles ou Afrique noire par exemple.

Quel est votre rôle dans l’organisation de cet évènement ?

J’ai créé Les Tribunes de la Presse il y a 12 ans, alors que je travaillais pour le cabinet du président du Conseil Régional d’Aquitaine, Alain Rousset, qui m’avait demandé de bâtir un évènement autour de la presse. Etant très attaché au débat d’idées, j’ai eu l’envie de créer un évènement porteur d’interactions et de dialogues.

Aujourd’hui, j’en suis le directeur éditorial : je choisis la thématique, sa déclinaison à travers les différents débats, les intervenants que j’estime pertinents selon les sujets. J’essaie également d’établir des partenariats dans la région. Par exemple, parmi les quatre lieux qui sont investis par les Tribunes de la Presse cette année, il y a l’école de journalisme de Bordeaux (IJBA) qui porte l’un des débats , animé par des étudiants.

Quel est le public touché par les Tribunes ?

Dans l’optique d’université populaire, l’idée est de faire un rassemblement citoyen, avec un public très varié : au-delà de l’écosystème du journalisme, des citoyens anonymes qui ont l’occasion de rencontrer des spécialistes ; énormément d’étudiants ; des lycéens de toute la région Nouvelle Aquitaine qui ont travaillé au préalable avec leurs enseignants sur certaines des thématiques . Les Tribunes ont vocation à être un outil pédagogique pour le corps enseignant.

Pensez-vous que ce type d’évènement est important pour renouveler la confiance entre citoyens et médias, à l’heure où 50% des 16-30 ans se désintéressent de l’actualité (Ipsos, 2022) ?

J’espère ! Chaque année nous tenons des débats sur les médias, avec la participation de différentes rédactions pour évoquer la situation de la presse. Nous allons remettre deux prix à l’occasion des Tribunes : le Prix Reporters d’Espoirs qui met à l’honneur un reportage sur la résistance en situation de conflit ; le Prix Jean Lacouture, qui récompense le livre d’un auteur francophone s’inscrivant dans l’héritage de l’œuvre d’un journaliste-écrivain. Nous proposons aussi un « Club des Tribunes » dans lequel le public rencontre et dialogue directement avec les journalistes.

C’est dans cette mesure que l’on contribue à l’amélioration de l’image de marque des journaux et à la pérennisation de la confiance entre citoyens et médias. Je crois que les citoyens sont preneurs d’une information si elle est honnête, fiable et travaillée en profondeur.

N’hésitez pas à prendre part aux Tribunes de la Presse 2022 : les inscriptions sont encore ouvertes, et les conférences sont transmises en direct en visioconférence sur www.tribunesdelapresse.org.

« Les rédactions doivent se pencher sur les conditions de travail des journalistes, pour créer des climats moins stressants et moins violents »

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10% de cartes de presse en moins délivrées au cours des dix dernières années ; une carrière qui s’écourte et dure en moyenne quinze ans. Alors que le numérique a bousculé le modèle économique des médias et les supports de diffusion de l’information, les conditions de travail des journalistes se sont nettement dégradées, poussant nombreux d’entre eux à quitter la profession, démontre le livre Hier journalistes, ils ont quitté la profession, écrit par Adénora Pigeolat, éducatrice spécialisée, et Jean-Marie Charon, sociologue de l’information et des médias, à la suite d’une étude menée auprès de 55 journalistes. Ce dernier alerte sur la perte de sens, l’intensification du travail et la précarité qui touchent le métier.

Vous insistez sur le fait que le métier de journaliste ne correspond pas à l’image que nombreux s’en font. A quel niveau se situe le décalage, et quand naît-il ?

Depuis tout petits, à travers la télévision et d’autres médias, les jeunes visualisent le journaliste soit comme un grand reporter, soit comme un investigateur qui fait naître des révélations. De cet idéal bâti pendant des années, se construit une image éloignée de ce qu’on va leur demander une fois dans la profession.

Les étudiants qui se projettent dans le journalisme évoquent souvent un métier passion, avec beaucoup de relationnel, un rôle de médiateur dans la société ou d’enquêteurs révélant des faits méconnus : c’est pratiquement un métier social, une forme de journalisme-citoyen.

Quand on leur demande la raison de leur départ, avant même la précarité, c’est le désenchantement qui arrive en premier. Ils expriment une perte de sens, tout d’abord individuelle, de par les sujets qu’ils traitent, mais aussi collective, car on rejette souvent le travail des journalistes. Ils sont les mal-aimés de la société, avec un manque de considération très difficile à accepter au regard de leurs valeurs et de l’amour qu’ils portent pour ce métier.

Les écoles de journalisme jouent-elles un rôle dans la distorsion de cette réalité ?

Au contraire, elles tâchent de ramener les étudiants à la réalité et de leur exposer les difficultés du quotidien d’un journaliste. On ne peut pas dire qu’ils ignoraient les problèmes auxquels ils ont été confrontés, notamment la précarité, dont on parle très tôt dans les écoles. On les a donc amenés à peser le pour et le contre avant de se lancer dans ces carrières.

Dans votre étude, vous distinguez plusieurs profils-types de journalistes qui quittent la profession : qui sont-ils ?

On a tout d’abord les jeunes de moins de 35 ans, avec deux cas de figures. D’une part ceux à qui on n’offre que des piges et des CDD. Cela contraint souvent à des passages par le chômage, voire des petits boulots à côté pour se sortir de la précarité. D’autre part ceux qui ont rapidement trouvé un emploi stable, mais pour un contenu inintéressant et répétitif, majoritairement des emplois sur le web où ils ont l’impression d’être à l’usine.

Ensuite, les quadragénaires. Ce sont des journalistes en situation stable, mais confrontés à une demande de surinvestissement non valorisé qui pousse à des burnouts. Les femmes y sont surreprésentées : 90% ! Un plafond de verre les empêche de grimper dans la hiérarchie. Par discrimination et machisme ordinaire, des femmes se voient attribuer un certain type de sujets. Il est souvent très compliqué pour elles d’accéder aux services politique, économique ou sportif. De plus, pour un meilleur arbitrage entre vie professionnelle et personnelle, des journalistes qui veulent s’impliquer dans leur vie familiale et ne parviennent pas à obtenir une réorganisation de leur temps de travail s’en vont.

Troisième profil, pour lequel le départ se passe le plus mal : les quinquagénaires qui ont souvent eu des postes importants, mais sont confrontés à une énième réorganisation de la rédaction, voire à la revente du média. Certains ont connu quatre ou cinq directions, qui exigent à chaque fois de nouveaux modes de travail. La reconversion est plus difficile car certains se font des illusions quant à leur capacité à rebondir.

Vous parlez de burnouts, de pression, d’intensification et de répétition des tâches : manque-t-on de garde-fous, de syndicats par exemple, pour s’assurer du respect des conditions de travail ?

Pas tout à fait car c’est en train de bouger. Les syndicats poussent dorénavant pour qu’il y ait des enquêtes socio-professionnelles pour révéler les cas de burnouts. Toutefois on en tire pas forcément de conséquences. On est entre le déni et la sous-estimation, tant par les rédactions que par les syndicats, voire par les journalistes eux-mêmes.

Quand on s’est tourné vers les professionnels du soin au cours de cette étude (psychiatres, médecins du travail, psychologues), cette question est apparue comme une évidence. Il faut absolument revoir l’appréhension de ce problème par les syndicats et les chefs de rédactions, car fermer les yeux s’avère dramatique pour certains journalistes.

Considérez-vous que la dégradation du métier est corrélée à sa digitalisation ?

Il y a un lien entre la dégradation du métier et l’impact du numérique sur l’économie des médias, le numérique ayant provoqué l’effondrement des ressources publicitaires. Entre 2007 et 2017, le chiffre d’affaires de la presse écrite a baissé de 30%, et le phénomène continue. C’est pareil pour la radio. La télévision commence à être touchée.

Pour nuancer, je dirais que c’est l’impact indirect du numérique qui a contribué à la dégradation du métier. Il a été demandé à de nombreux employés de devenir polyvalents sur différents supports, avec une amplitude d’horaires de travail plus grande, sans augmentation significative de rémunération. Ce n’est pas le numérique en tant que tel qui a directement provoqué cela, ce sont les choix, faits par les chefs de rédaction, de couverture du panel des possibilités offertes par le numérique.

Vous évoquez la précarité du statut de pigiste (20% touchent moins de 1000 euros par mois). Est-ce que vous percevez tout de même des bénéfices à ce statut d’indépendant ?

Ceux qui ont la pige heureuse sont les journalistes qui ont déjà connu plusieurs rédactions. Aguerris, ils ont un carnet d’adresses important, en termes de sources à interroger comme de rédactions « clientes » à contacter. Et ce sont souvent des experts, auxquelles les rédactions, constituées souvent de généralistes, font appel lorsqu’elles doivent traiter un sujet spécialisé.

Ils arrivent à en vivre car leurs profils sont très minoritaires. Mais la demande reste dépendante de l’actualité.

Vous faites le constat qu’une carrière de journaliste dure aujourd’hui en moyenne 15 ans. Quel avenir pour ceux qui quittent le journalisme ?

Aujourd’hui pour rentrer dans le journalisme, il faut un bagage universitaire, un bac+5, et une formation avant l’école. C’est ce bagage-là qu’ils utilisent au moment de leur reconversion. Beaucoup se tournent vers l’enseignement, notamment dans l’histoire ou la littérature.

Pour autant, ils ne partent pas nécessairement avec la décision de quitter définitivement la profession. Il y a toujours un affect pour le métier et ses valeurs. Certains restent proches du monde des médias, en partant dans la communication par exemple. D’autres continuent à faire des piges à côté.

Une fois le constat – plutôt sombre- que vous dressez par votre enquête, où sont les solutions ?

Sur la question des rémunérations, je ne suis pas optimiste, car je ne crois pas en la capacité des médias, notamment en presse écrite, à faire augmenter les grilles de salaires. Ils vont rester sous pression, et je ne vois pas comment un miracle pourrait survenir.

La marge de manœuvre réside dans les aménagements de carrière, les conditions de travail, de sorte à créer des climats moins stressants et moins violents. Ne pas bloquer les jeunes uniquement sur les « desk web » (qui ne va pas sur le terrain, mais travaille à partir de sources extérieures) et leur assigner des tâches plus valorisantes. Être plus attentif aux fragilités psychologiques des uns et des autres, en faisant attention au temps de travail. Proposer plus de flexibilité et d’aménagements. Autant de choses facilitées aujourd’hui par le numérique et le télétravail.

C’est important de s’engager là-dedans car au-delà de la précarité, ce qui pousse en premier les journalistes à quitter leur poste demeure la perte de sens, la répétitivité et l’intensification du travail.

Journaliste et entrepreneure à la fois : rencontre avec Irène Inchauspé

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Spécialiste de l’éducation puis de l’environnement à L’Opinion, après avoir été grand-reporter à Challenges et journaliste économique au Point, Irène Inchauspé a fait de ses domaines de prédilection une aventure entrepreneuriale. Avec Innocress, elle veut contribuer à dynamiser la filière du cresson, une production menacée de disparition en France qui comporte pourtant de nombreux atouts. Rencontre avec une journaliste entre deux mondes professionnels.

Aux côtés de François de Closets, infatigable vulgarisateur économique, essayiste et polémiste, elle signait il y a dix ans L’échéance : La France à reconstruire (Fayard, 2011). Les deux journalistes s’inquiétaient des menaces que marchés financiers et surendettement font peser sur notre pays et proposaient des mesures pour y remédier. Pourfendeuse du principe de précaution, de l’abondance de normes et de l’aquabonisme, elle dénonçait dans son livre suivant intitulé C’est pas ma faute (Éd. du Cerf, 2014) le « mal français » de la déresponsabilisation du politique et prônait une sortie de « l’infantilisation collective ». Polémiste, Irène Inchauspé peut l’être. Constructive, aussi. « Je ne prône ni l’optimisme ni l’idée contraire selon laquelle on irait dans le mur. Il faut se dire que l’on peut améliorer les choses, à l’image de la fameuse légende du colibri : chacun sa part ».

Depuis 2017 la journaliste s’intéresse aux enjeux environnementaux. Métaux rares, réindustrialisation, sobriété ou transition énergétique : la docteure en économie tâche d’approcher ces questions en conciliant l’approche de la chercheuse qu’elle était durant ses études avec la pédagogie journalistique. Mêlant décryptage technique, économique et politique, elle ne s’interdit aucun sujet. « On peut même faire un portrait positif des évolutions de Greta Thunberg dans un journal comme L’Opinion ! » témoigne-t-elle.

Plus entrepreneure qu’activiste, elle décide en 2019 de prendre un congé sabbatique pour créer une entreprise avec son mari. Il se trouve que le moulin à eau que le couple a acheté à Bresles dans l’Oise jouxte une cressiculture. « Le propriétaire des champs était malade, et ne trouvait aucun repreneur pour son exploitation. Ce qu’il nous racontait du cresson, de ses vertus, de l’état de la production en France, a aiguisé notre curiosité. » La journaliste, qui s’est souvent questionnée dans ses ouvrages sur « le défi aventureux de la mondialisation » et l’étiolement de l’industrie qui l’accompagne, est frappée par le manège qu’elle observe depuis sa fenêtre : « On voyait des camions passer devant chez nous pour acheminer la production en Allemagne. Pourquoi exporter ce qui pourrait être valorisé sur place ? Alors nous avons décidé de racheter la parcelle. »

Le couple se rapproche de l’école d’ingénieurs agronomes du coin, l’Institut UniLaSalle de Beauvais, et débauche deux personnes, associées au capital à hauteur de 17%. L’une ingénieure agronome pour travailler sur la recherche et le développement, l’autre sur le marketing. Objectif de l’équipe : « donner une nouvelle vie au cresson ». Trois raisons au moins guident cette entreprise : « Le cresson est la plante qui offre la meilleure densité nutritionnelle de tous les fruits et légumes ; il peut être cultivé partout et sans serres ; par ailleurs la filière française est en déclin alors qu’elle fonctionne très bien par exemple au Royaume-Uni. Le cresson a même obtenu de la part de la Commission européenne le statut de ‘spécialité traditionnelle garantie’ (STG) : il n’y a donc pas de raison à se résoudre à ce qu’il périclite en France ! ».

© Kak

Si le cresson est moins répandu et consommé qu’il ne l’était par nos aïeux, c’est parce qu’il traverse une période d’incertitude dans les années soixante. On accuse alors le cresson sauvage exposé aux ovins et bovins d’être porteur d’un parasite dangereux pour le foie. Aujourd’hui, c’est plutôt sa conservation qui fait obstacle : « Plante fragile, elle ne reste fraiche que dans les trois jours suivant sa récolte. Il fallait innover. Le procédé de zéodratation que nous avons expérimenté permet d’en conserver la saveur et les nutriments sur la durée. Alors nous avons travaillé sur une nouvelle manière de le produire et consommer : en poudre ! ». Et en circuit court, sans additif ni conservateur. Récolté dans trois exploitations et lavé sur place en Picardie, le cresson est séché, réduit en poudre et conditionné en Centre-Val de Loire, puis commercialisé comme complément alimentaire.

Au terme de quatre années de recherche, Innocress a procédé en 2019 à sa première levée de fonds, auprès de la BPI et de la région Hauts-de-France. Le produit est commercialisé l’année suivante, sur le site Internet qui compte 2000 clients réguliers, sur le marché de Beauvais, au Salon du Made in France à Paris, ou encore via un partenariat avec les résidences Sénioriales. Principaux clients : « les seniors qui connaissent la plante et apprécient son goût ; les actifs urbains qui n’ont pas le temps de cuisiner ; et les sportifs en phases de préparation et récupération ». La boite de 30 sachets est vendue 29 euros, ce qui correspond à une cure d’un mois.

L’ambition de l’équipe emmenée par Irène Inchauspé et son mari est de construire une petite usine, créer 10 emplois, et continuer d’investir dans la recherche et développement. Car le cresson, outre ses propriétés nutritionnelles – « 12 fois plus de vitamine C que dans le jus d’orange, 39% de protéines, 25 % de fibres » –  pourrait aussi offrir des perspectives médicales intéressantes. Une campagne d’investissement participatif est ouverte jusqu’au 15 décembre 2022 sur le site Sowefund avec pour objectif de lever 300 000 euros pour consolider le déploiement commercial.

Comment la journaliste appréhende-t-elle le sort médiatique réservé à son projet ? « Encourageant, notamment en radio : notre passage dans l’émission La France bouge sur Europe 1 a généré 150 ventes, et Carnets de campagne sur France Inter plus encore : 1000 commandes ! ».

« La Rep’ prend soin de vous » : quand la presse régionale s’engage contre les déserts médicaux

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Johnny Roussel, rédacteur en chef de La République du Centre.

Du 21 au 23 septembre 2022, plusieurs dizaines de rédactions locales se sont retrouvées sur le Médiacampus de Nantes pour la 4ème édition du Festival de l’Info Locale, pour encourager les titres de presse régionale à partager leurs expériences et bonnes pratiques. Reporters d’Espoirs a remis son Prix de l’info locale, créé pour l’occasion avec le festival, au groupe La Montagne-Centre France. Son initiative « La Rép’ prend soin de vous » portée par La République du Centre, a essaimé au sein du groupe.

L’idée : apporter des solutions au problème de la désertification médicale. En recueillant des témoignages auprès de soignants, de patients, et en étudiant les initiatives menées dans et au-delà de la région, le groupe Centre France porte un engagement éditorial fort qui porte déjà ses fruits.

Des propositions constructives, pas de solution miracle

Lancé en novembre 2021, le projet « La Rép’ prend soin de vous » recense de nombreuses initiatives facilitant l’accès aux soins. L’exemple du CHU de Poitiers est brillant : un outil informatique a été développé pour permettre aux soignants de savoir en temps réel quel lit se libère dans quel service. « Ça leur fait gagner un temps considérable, et ça évite à des malades de rester dans les couloirs, en attendant un lit. On est allé voir ce qui se faisait là-bas pour encourager les établissements de notre région à reproduire ce modèle » témoigne Johnny Roussel, rédacteur en chef de La République du Centre.

Sans avoir la prétention de fournir une solution miracle à des problèmes institutionnels profonds, les deux journalistes pilotes du projet s’appliquent à pratiquer un journalisme de solutions critique et constructif. « Il faut rester lucide et travailler en profondeur sur les thématiques », poursuit Johnny. « On a par exemple fourni un dossier sur la télémédecine qui a apporté de très bonnes choses dans la région. On sait qu’il y a des dérives, des choses qui marchent, d’autres qui ne marchent pas. C’est pour ça qu’on décrypte les conditions, avantages et inconvénients de la télémédecine. On sait qu’on ne pas faire de miracle et trouver un médecin pour chaque Loirétain, mais on leur a expliqué la philosophie de notre action ».

L’engagement de La République du Centre se décline en trois axes : une newsletter hebdomadaire, dans laquelle un rédacteur reprend les sujets santé de la semaine ; une adresse mail exclusivement dédiée aux témoignages des lecteurs, qui peuvent partager leurs difficultés et trouvailles (c’est la cellule « Ecoute active ») ; des articles quasi-quotidiens en ligne – et ce gratuitement, témoignage de l’engagement particulier du média.

Au plus proche des patients… et des soignants

Cette initiative se caractérise par un recueil précis de témoignages de patients, desquels la rédaction souhaite se rapprocher plus encore cette année. « On va directement aller chercher les lecteurs sur le terrain. On va créer des cafés-santé avec des journalistes pour inviter les patients à nous partager directement leur expérience sur des sujets précis de santé. Nous allons aussi faire des conférences dans les halls d’hôpitaux, de cliniques, en donnant rendez-vous aux lecteurs ».

Cette cellule d’écoute touche également beaucoup de soignants, eux-aussi impliqués dans le traitement de la thématique. « On a observé que le public de la newsletter était composé à 80% de soignants. On va donc la réorienter pour s’adresser plus directement à eux. Notre principale fierté, c’est d’avoir tissé un lien puissant. Ils sont vraiment devenus des partenaires qui nous parlent de leurs problématiques, espoirs et désespoirs, nous font remonter des informations comme jamais on n’en avait eues ».

Un engagement éditorial assumé, qui dépasse parfois même l’exercice journalistique au sens strict. « On a suscité une mobilisation parmi des urgentistes du CH d’Orléans. Une pétition a été lancée pour demander la formation de 200 médecins supplémentaires. On a décidé d’aller au bout de notre démarche, puisque le titre a signé la pétition qu’il a quelque part un peu initiée ».

Alors que la deuxième saison de « La Rép’ prend soin de vous » débute cet automne, le projet a déjà pris une ampleur remarquable en l’espace de quelques mois. « Plusieurs rédactions ont rapidement décidé de reprendre cette opération à leur compte, comme une marque, qui a été déclinée dans 6 des 8 quotidiens du groupe Centre France ». De quoi donner de l’espoir tant aux journalistes qu’aux habitants de ces espaces parmi les moins bien dotés : la région d’Orléans compte 138 médecins spécialistes pour 100 000 habitants (contre 172 en moyenne nationale)*, soit la plus faible densité en métropole.

*Source : Agence régionale de santé, région Centre-Val de Loire, janvier 2021. Chiffres publiés dans La République du Centre, le 9 octobre 2021.

Pour en savoir plus, retrouvez en ligne l’ensemble des articles santé de la rubrique « La Rép’ prend soin de vous ».

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« Là ou un Allemand traitera une information d’une façon factuelle, un Français aura une écriture plus colorée. La ‘culture Arte’ essaie d’emprunter le meilleur à ces deux mondes » – Carolin Ollivier, rédactrice en chef d’Arte Journal

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Journaliste et rédactrice en chef d’Arte Journal depuis 2014, Carolin Ollivier a le regard résolument tourné vers l’Europe. Membre du jury du deuxième Prix européen du jeune reporter, elle nous raconte son expérience au sein d’une rédaction franco-allemande et européenne unique en son genre.


Comment définir l’Europe ?

A mes yeux, il n’y a pas une, mais des Europe qui sont liées entre elles. Il y a l’Europe de l’espace commun et du marché unique, avec des mesures politiques partagées ; il y a l’Europe des Etats membres, dans toute sa diversité et toutes ses différences. Toutes appartiennent aux Européens, il est donc important de parler des deux.

Êtes-vous optimiste quant à la construction européenne ?

Je suis toujours optimiste ! L’Europe est née de la guerre, a grandi avec, autour et souvent aussi grâce à des crises. Aujourd’hui, on le voit à nouveau avec la guerre en Ukraine : l’Europe s’est certainement réunifiée face à ce défi. Cela prend des dimensions très concrètes : on parle à nouveau d’une défense européenne commune [CED, projet abandonné en 1954 suite au rejet de la France, ndlr] ; le projet politique et humain a trouvé un nouveau souffle auprès des dirigeants politiques comme de la population civile européenne. La construction européenne semble donc redynamisée, seul point positif à cette tragédie humaine…

Comment voyez-vous l’Europe dans 10 ans ?

A mon avis, il y aura eu d’ici là beaucoup de progrès. Je reprends l’exemple de la politique de la défense, qui sera alors peut-être réalité ; peut-être peut-on envisager un vote à la majorité dans ces domaines politiques régaliens, actuellement décidés à l’unanimité. Je pense aussi qu’il s’agira d’une Europe élargie, notamment à l’est. Ce qui créera cependant de nouveaux défis ou du moins, enracinera ceux qui existent déjà. Par exemple, les problèmes que posent des Etats membres comme la Hongrie ou la Pologne vont sûrement encore longtemps persister.

Vous êtes la rédactrice en chef d’Arte Journal, qui « propose une approche européenne et culturelle de l’actualité ».

La mission fondatrice d’Arte est de contribuer à une compréhension mutuelle des peuples européens. Parler d’Europe est presque devenu naturel pour nous – que ce soit en termes de politique ou de culture. Chaque journal est clôturé par un sujet où l’on parle art, musique, cinéma, etc. Car les messages culturels peuvent dépasser les frontières des pays et des langues. C’est aussi une façon d’approcher l’Europe par les Européens, et d’aborder des sujets sociétaux par un autre biais que les institutions – même si celles-ci restent bien sûr essentielles. Je demeure convaincue que la plupart des Européens sont curieux de savoir comment les Finlandais s’attaquent au défi de la pandémie, ou comment les Italiens accueillent les réfugiés ukrainiens. Ce sont des thématiques qui nous concernent tous, ce qui rend l’analyse de solutions que d’autres pays proposent à un problème similaire d’autant plus intéressante.

Est-ce facile de parler d’Europe ?

C’est à la fois simple et compliqué car, comme toute rédaction à travers le monde, nous débattons chaque matin de ce que nous allons traiter comme information. Nous avons toujours au moins deux publics en tête. C’est une réelle gymnastique intellectuelle de trouver des sujets qui concernent à la fois les Allemands et les Français, et on en a pris l’habitude. Presque automatiquement, on arrive ensuite à dépasser le cadre franco-allemand pour arriver à une perspective européenne. A tel point qu’il peut parfois nous paraitre plus compliqué d’expliquer un sujet national de façon à ce qu’il soit compréhensible pour l’autre, que d’aborder des informations transnationales et européennes.

Nous tachons aussi d’aborder des questions qui préoccupent un peuple ou une nation à un moment donné. Nous faisons régulièrement le choix de sujets un peu curieux, que l’on ne traiterait pas par ailleurs : les ours qui retournent en Roumanie, un film qui fait grand bruit en Italie, ou encore un scandale de cartes électroniques de santé en Estonie… Des sujets qui sont intéressants aussi parce qu’ils racontent un pays, son fonctionnement et sa nature.

A quoi ressemble une rédaction binationale et européenne ?

Notre équipe est quasiment « paritaire » en termes de nationalités, avec des journalistes français pour moitié et des allemands pour l’autre, et qui travaillent ensemble sur le même journal. Cela donne un mélange intéressant, puisque la culture de travail et les styles d’écriture varient beaucoup des deux côtés du Rhin : là ou un Allemand traitera souvent une information d’une façon sobre et factuelle, un Français aura une écriture beaucoup plus colorée, avec un certain « accent » reportage. C’est un environnement de travail très enrichissant où l’on apprend beaucoup l’un de l’autre. Au fil du temps, cela a donné une certaine « culture » Arte, un mélange qui, comme souvent en Europe, essaie d’emprunter le meilleur aux deux mondes.

Et, au-delà de notre identité franco-allemande, nous intégrons de plus en plus d’autres nationalités au sein de notre rédaction : journalistes belges, autrichiens, suisses, même britanniques… L’idée est d’intégrer des journalistes de tous les horizons pour réaliser notre propre petit rêve européen !

Existe-t-il un journalisme européen selon vous ?

La plupart des médias ont des approches plutôt nationales : même pour des sujets transnationaux comme le Brexit, la pandémie ou l’accueil de réfugiés, chacun se focalise sur les questions que cela soulève pour son propre pays. Lorsqu’il y a un sommet européen, toutes les chaines de télévision se focalisent sur ce que leur propre gouvernement a réussi à négocier ; à Arte, au contraire, nos correspondants à Bruxelles essaient de faire des interviews avec des représentants de plusieurs nationalités. Même s’il est rare, il existe bien un journalisme européen à mes yeux : un journalisme qui analyse comment font les autres et essaie d’inclure de multiples visions pour arriver à une synthèse européenne.

La barrière linguistique est souvent vue comme un obstacle majeur à l’émergence d’un journalisme européen. Or à Arte, vous proposez des contenus en 6 langues.

Les langues sont en effet au cœur de nos réflexions. Si l’on veut s’adresser à un public européen plus large, vaut-il mieux utiliser la lingua franca, l’anglais, en pensant que tout le monde comprendra ? Ou au contraire, décider d’avoir des approches plus territoriales en optant pour la langue nationale ?

Arte fait un peu des deux, ce qui constitue un défi logistique et un investissement phénoménal. Mais cette diversité linguistique est en même temps enrichissante, et nous restons convaincus que ce n’est que de cette façon que l’on pourra s’adresser à tous les Européens.

On dit souvent l’Europe trop abstraite, traitée principalement sous l’angle de ses institutions. Faut-il changer la façon dont les médias la couvrent ?

Absolument. Premièrement, je pense que tous les médias devraient en parler plus. Quant au côté qualitatif, il est bon de diversifier la couverture de l’Europe, d’aborder également l’Europe culturelle et des peuples, sans bien sûr délaisser l’Europe institutionnelle. L’Europe est complexe, mais elle fait partie des sujets qui sont importants car elle concerne la vie de tous les citoyens européens et parfois même au-delà.

Le journalisme de solutions est-il une démarche à laquelle vous êtes sensible ?

Tout à fait ! Traiter d’Europe, c’est parler de défis, mais aussi de solutions. Souvent, on trouve justement ailleurs des initiatives pour lutter contre des problèmes que l’on rencontre chez soi. Par exemple, quelles solutions l’Allemagne a-t-elle trouvé grâce à son modèle fédéral pour endiguer les cas de Covid-19 ? Comment l’Italie a-t-elle pu redynamiser un village en y accueillant des réfugiés ? Ou encore, comme la Finlande a-t-elle réussi à diminuer le nombre de sans-abris en leur facilitant l’accès au logement ?

L’Europe regorge d’idées, de projets et d’initiatives qui sont la source même du journalisme de solutions. C’est donc bien une dimension que nous essayons d’intégrer dans notre journal. De plus, lorsqu’il y a une grande actualité internationale et catastrophique, comme c’est le cas avec l’Ukraine, nous essayons d’équilibrer le ton en incluant au moins un sujet positif ou constructif au sens large.

Y a-t-il selon vous des pays plus preneurs que d’autres d’histoires constructives et de résilience ?

Ce n’est peut-être qu’une impression subjective, mais je pense que les pays nordiques sont plus sensibles à cette approche. Les médias là-bas réfléchissent beaucoup à leur mission publique et responsabilité, et tendent davantage à se remettre en question et à être attentifs au public. De plus, il y règne une grande tradition de journalisme investigatif, qui pointe des problèmes, mais mène aussi à des propositions.

Comment faites-vous pour inclure un angle européen à chaque sujet que vous traitez ?

Tout d’abord, il faut visualiser le public européen auquel on s’adresse et s’imaginer lui parler. Très naturellement, on est amené à inclure d’autres voix et opinions. Par exemple, même des élections nationales soulèvent de forts enjeux européens : on peut interroger un Allemand, Italien ou Espagnol sur ce qu’il pense de la campagne, des candidats etc.

Autrement, il y a la comparaison : regarder comment une situation similaire est gérée par nos voisins par exemple… Pour reprendre l’exemple des élections, on peut comparer les différents systèmes électoraux, les cultures politiques etc. Avec un peu de créativité, de temps et d’habitude, on trouve presque toujours une perspective européenne.

Propos recueillis par Morgane Anneix pour Reporters d’Espoirs

« Les Français peuvent éprouver une certaine difficulté à assumer leur identité européenne » – Dorothée Merville, directrice de la Fondation Hippocrène

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Dorothée Merville est directrice de la Fondation Hippocrène, qui depuis 1992 œuvre à « donner le goût de l’Europe aux jeunes Européens ». Membre du jury du Prix européen du jeune reporter 2022, elle revient dans cette interview sur le travail de la Fondation et la relation entre journalistes et Europe.


Comment définir l’Europe ?

A la Fondation Hippocrène, nous comprenons par-là l’Union Européenne, cet ensemble politique qui donne accès à un panel de droits comme de devoirs, et les citoyens qui la composent. Pour reprendre ce que nous a dit un élève d’école maternelle de cinq ans, lauréat de l’un de nos prix : « l’Europe, c’est tous les amis de la France ».

Comment donner aux citoyens le goût d’une Europe qu’on dit éloignée de la vie quotidienne ?

Partir du quotidien pour montrer qu’il existe un lien indissociable entre notre vie de tous les jours et l’Europe ; donner à voir ce qui unit notre échelle locale avec celle, supranationale, de l’Europe ; établir un lien entre elle et ce qui nous touche les uns et les autres. Par exemple, montrer à un jeune qui se sent très concerné par le climat que l’Europe partage sa sensibilité et peut l’aider dans son engagement.

En France, le taux d’abstention des 18-35 ans lors des dernières élections européennes était de 60%. Comment les intéresser davantage ?

Lorsqu’on analyse d’un peu plus près les enquêtes d’opinion, on constate que les jeunes se sentent profondément européens. Ce qui est compliqué par rapport aux élections, comme pour tout scrutin, c’est la difficulté à engager les jeunes dans la politique. Car leur engagement a changé : il est dans l’action et sur le terrain plus que dans les discours et la politique.

Pour pousser les jeunes à réinvestir cette sphère politique européenne, je crois qu’il faut leur donner envie de prendre goût à l’Europe, en leur permettant de se saisir des bases de son fonctionnement – c’est ce à quoi nous travaillons avec la Fondation. Nous soutenons de nombreuses initiatives pour l’Europe et la jeunesse, environ 40 projets par an. Depuis 2010, nous organisons le « Prix Hippocrène de l’éducation à l’Europe » en collaboration avec l’Education Nationale, pour mettre en lumière des projets issus de partenariats entre des classes françaises et d’autres pays. Un moyen particulièrement efficace pour que ces jeunes vivent l’Europe de manière concrète.

Comment percevez-vous le rapport des Français à l’identité européenne ?

Les Français éprouvent une certaine difficulté à assumer cette identité : ils ont peut-être l’impression de renier leur attachement national, alors que les deux sont parfaitement compatibles !

Votre fondation soutient de nombreux projets de médias européens. Pourquoi ?

On reproche aux médias de parler peu d’Europe ; et lorsque c’est le cas, de le faire de manière peu adaptée. L’Europe est parfois réduite à « Bruxelles », avec sa sphère très technique et politique ; l’information ne fait pas le lien avec le quotidien des uns et des autres, et ne parvient donc pas à toucher le citoyen.

C’est pour cela que nous avons choisi de soutenir des médias indépendants, opérant souvent sous statut associatif, qui rendent l’Europe concrète. C’est le cas d’Euradio, qui a été créée à Nantes, et qui combine une ligne éditoriale locale et européenne.  

Quel peut être, selon vous, le rôle d’un journaliste couvrant l’Europe ?

Pas tant de parler d’Europe, que d’avoir une lecture européenne des évènements nationaux. On ne demande pas à un journaliste qui traite l’actualité française de raconter celle de la Suède ou de la Lettonie, mais d’établir un lien avec ce qui peut se passer dans d’autres pays européens. On l’a constaté dans le traitement de la crise sanitaire : connaître la façon dont d’autres pays gèrent la situation permet d’avoir une grille de lecture plus complète et des clés d’analyse pour se faire une opinion éclairée.

Propos recueillis par Augustin Perraud et Morgane Anneix pour Reporters d’Espoirs.