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Sophie Douce : « Dans un contexte de crise, le journaliste a avant tout un rôle d’alerte, de « réveilleur des consciences » ».

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Sophie Douce, journaliste indépendante

Sophie Douce est une journaliste passionnée par la région du Sahel. Son expérience en tant que correspondante pour Le Monde Afrique et Ouest France au Burkina Faso a renforcé son intérêt pour la couverture de cette région souvent négligée. Son engagement pour le journalisme de solutions et sa volonté de mettre en lumière les histoires des communautés marginalisées font d’elle une voix inspirante dans le paysage médiatique. À tel point qu’elle a remporté le Prix Reporters d’Espoirs Radio 2022 pour un podcast paru sur… L’Express !

Ecouter le podcast de Sophie Douce, Prix Reporters d’Espoirs Radio 2022 : https://www.lexpress.fr/economie/medias/podcast-le-777-la-bonne-etoile-des-bergers-burkinabes_2155343.html.

Qu’est-ce qui vous a amenée au journalisme ?

J’ai commencé petite, par tenir des journaux de bord et des carnets de voyage. Le besoin déjà, de raconter, de décrire le monde qui m’entoure, de coucher sur le papier pour décrypter et essayer de comprendre. Puis cette envie d’ailleurs, d’aller voir plus loin, comment on vit sur d’autres continents. J’ai alors découvert les documentaires de voyage et les récits d’aventure, qui me fascinaient. Très vite, le rêve de devenir journaliste a commencé à grandir. Comme beaucoup, c’est le mythe du grand reporter, du journaliste caméléon, qui m’attirait. Pouvoir vivre mille vies en une, parcourir des pays, rencontrer des personnes qu’il ne m’aurait certainement été impossible de voir sans le prétexte du micro tendu. C’est un métier merveilleux, pouvoir faire parler les gens, ils nous ouvrent des bribes de leur vie, on crée du lien. Celui d’être un « passeur d’histoires », entre deux continents, des cultures et classes différentes.

Comment vous informez-vous ?

Je commence mes journées par une revue de presse de l’actualité de ma zone de travail, le Sahel. Je suis la presse internationale spécialisée, Le Monde Afrique, RFI, Jeune Afrique… J’aime aussi beaucoup acheter les journaux locaux, il y a une vraie culture de la presse d’investigation au Burkina Faso, avec des bimensuels de grande qualité. Je reçois des alertes par mail, par mot clé (« Burkina Faso », « Sahel »), puis je consulte les réseaux sociaux, Twitter, Facebook, les groupes WhatsApp… C’est assez fastidieux et chronophage, mais ça me permet de m’imprégner des questions qui font débat et j’y puise souvent des idées de sujets. J’essaie aussi de garder un œil sur l’actualité française et internationale, avec des contenus plus posés, des analyses, des reportages colorés. J’aime regarder aussi les nouveaux formats qui se créent, les webdocumentaires, les podcasts.

Pourquoi le Burkina Faso ?

J’ai choisi de m’installer au Burkina Faso en 2018, après mon stage de fin de master en école de journalisme, que j’ai réalisé à Reuters TV, à Dakar au Sénégal. Je n’ai pas étudié l’histoire du continent, la richesse de ses royaumes et ses empires, le passé douloureux de la colonisation à l’école. Nous avons une histoire commune forte, pourtant on connait si mal ce continent. Il me semblait que l’on parlait à la télévision de « l’Afrique » souvent avec le même prisme, à travers les conflits, les famines, les troubles post électoraux.

Ce continent me faisait peur et rêver à la fois. J’étais pleine de fantasmes et de préjugés. Il me semblait qu’il y avait là-bas des histoires que nous ne racontions pas. Des récits oubliés, effacés. Je voulais m’y installer pour apprendre, pour suivre l’actualité d’un pays au long court, plutôt qu’en faisant des allers-retours.

J’ai contacté plusieurs rédactions parisiennes à la recherche d’un poste de correspondante dans la région. Le Monde Afrique était intéressé par des reportages au Burkina Faso. Je ne connaissais pas ce pays, j’avais entendu parler de son insurrection populaire, de l’ancien président révolutionnaire Thomas Sankara, de la richesse de sa culture et ses valeurs de tolérance et d’hospitalité. Et je suis partie, avec une petite valise, un carnet et mon appareil photo. J’y suis restée cinq ans. Ce sont les Burkinabè qui m’ont tout appris.

Comment décririez-vous la situation actuelle au Burkina Faso ? Quels sont les principaux défis auxquels la population est confrontée ?

La situation est très préoccupante… Les attaques des groupes terroristes sont quasi quotidiennes. Plus de 10 000 personnes ont été tuées depuis le début de l’insurrection djihadiste, en 2015. Une grande partie du territoire échappe au contrôle des autorités. Les violences ont provoqué une grave crise humanitaire, deux millions de personnes sont déplacées, un Burkinabè sur dix souffre de la faim. Les civils sont les premières victimes des violences. Face à l’insécurité, l’armée a pris le pouvoir, deux coups d’Etat ont eu lieu en 2022. La junte mène depuis des opérations militaires offensives et impose une propagande dans la lutte contre le terrorisme. La liberté de la presse et d’expression sont menacées.

En tant que journaliste, quelles difficultés avez-vous rencontrées pour couvrir les événements récents au Burkina Faso ?

Les difficultés sont nombreuses pour les journalistes restés sur place. D’abord la contrainte sécuritaire, il est très difficile de sortir de la capitale à cause du risque d’enlèvement et d’attaque des groupes terroristes. Très peu de journalistes peuvent se déplacer sur le terrain. 

Puis le climat de peur qui s’est progressivement installé depuis les deux putschs en janvier et septembre 2022. La crainte des sources au téléphone d’être écouté par les djihadistes mais aussi d’être surveillé par les autorités. Il y a des pressions directes des autorités, des rappels à l’ordre contre ceux qui contrediraient la propagande officielle. Des activistes ont été arrêtés. Des journalistes ont été convoqués pour des recadrages. Plusieurs ont été menacés de mort sur les réseaux sociaux par les soutiens des militaires. La junte a suspendu la diffusion de RFI et France 24. Nous avons été expulsées, en moins de 24 heures, avec Agnès Faivre, ma consœur du journal Libération, le 1er avril dernier, sans aucun motif. Des campagnes de dénigrement et de désinformation sont menées sur les réseaux sociaux contre les médias français, dans un contexte de tension avec l’ancienne puissance coloniale, la France.

Quelles sont les histoires les plus marquantes que vous avez couvertes au cours de votre séjour au Burkina Faso ?

Beaucoup de visages… Mon premier reportage, sur la veillée nocturne des femmes pour puiser de l’eau aux fontaines de leur quartier, faute de robinets fonctionnels chez elles, ce médecin qui « répare » les jeunes filles, victimes d’excision, ce paysan qui lutte contre la désertification qui grignote ses terres arides, ces veuves de militaires tués au front lors des opérations antiterroristes, et aussi, tous ces artistes, des metteurs en scène, des danseurs, des cinéastes, qui continuent de créer, pour résister.

Comment pensez-vous que les médias peuvent aider à apporter des changements positifs dans des pays en difficultés politiques, économiques et sociales comme le Burkina Faso ?

Je crois que dans un contexte de crise, le journaliste a avant tout un rôle d’alerte, de « réveilleur des consciences ». Il doit porter la voix des victimes des tueries, des conflits, des injustices. Mais au-delà de la guerre, plutôt que de compter les morts, les attaques, j’ai envie de raconter surtout, la vie qui continue malgré tout, souvent loin des projecteurs. Parler de ceux que l’on oublie, qui subissent ou qui résistent, qui construisent quand tout s’effondre, qui créent pour ne pas se résigner, qui s’efforcent de rêver, pour ne pas désespérer. Mettre des visages, raconter leur histoire. Au Sahel, la guerre est complexe, de plus en plus désincarnée. Il y a une fatigue des récits purement sécuritaires, je crois qu’il faut tenter de changer de narratif.

Je crois aussi à la fonction sociale du journaliste, qui peut créer des ponts, tisser des liens entre les peuples. Quelle chance nous avons de pouvoir parler à une multitude d’acteurs, accéder aux différentes strates de la société, des salons feutrés des gouvernants, aux paysans dans leur champ, pouvoir rentrer dans l’intimité d’un foyer, parler aux nantis mais aussi aux plus démunis. En portant leur voix, en transmettant des images, des émotions, certaines histoires peuvent toucher et faire bouger les lignes. Peut-être transmettre un souffle d’espoir ou inspirer certains.

Le journalisme de solutions est de plus en plus populaire. Qu’est-ce que cela signifie pour vous et comment pensez-vous que cela puisse aider à résoudre les problèmes dans des pays tels que le Burkina Faso ?

C’est tenter de poser un regard optimiste et bienveillant, sans complaisance ni naïveté bien sûr, mais en s’efforçant de se dépêtrer du cynisme ambiant, omniprésent lorsque l’on couvre des drames. C’est essayer de cultiver une capacité d’étonnement, de curiosité pour des sujets qui a priori ne nous intéressent pas, chercher à apprendre sans cesse, penser contre le narratif dominant. Choisir de faire un pas de côté des événements, prendre un chemin inverse quand les caméras se rivent vers un point convergent. C’est le pari de l’audace, face à la facilité.

Comment choisissez-vous les histoires que vous couvrez dans le cadre du journalisme de solutions et comment vous assurez-vous de présenter des solutions crédibles et efficaces aux problèmes que vous identifiez ?

La presse nationale au Burkina Faso regorge d’idées de sujets d’initiatives pratiques et originales. C’est une mine d’idées de reportages. J’aime beaucoup aussi me promener, discuter avec les gens au marché, dans les kiosques à café. La rue, un espace de vie et de travail central dans ce pays, est pour moi une grande source d’inspiration.

Je choisis mes sujets selon leur pertinence et leur impact sur les problèmes confrontés. Je mène toujours ma contre-enquête pour connaître, au-delà du projet présenté, la perception des gens autour.

Comment fonctionne le statut de journaliste indépendante ?

J’ai le statut de journaliste pigiste, je collabore avec plusieurs médias, principalement Le Monde, mais aussi régulièrement avec le quotidien régional Ouest-France, qui accorde une grande place à l’actualité internationale, et le magazine L’Express. Pour vivre de ce métier, les correspondants sur le continent travaillent la plupart du temps pour plusieurs médias. En cas d’actualité dite « chaude », il arrive que d’autres médias plus généralistes nous appellent pour un papier ou une intervention ponctuelle. J’aime beaucoup cette liberté, de pouvoir choisir mes sujets et jongler avec les formats et les angles.

Pourriez-vous nous raconter dans les grandes lignes l’histoire que vous abordez dans votre podcast qui vous a valu le prix Reporters d’Espoirs 2022 ?

Ce reportage a été réalisé dans le cadre d’une série lancée par l’hebdomadaire « L’Express », intitulée « Horizons africains », sur des initiatives innovantes utilisant les technologies satellites, des drones ou l’énergie solaire pour améliorer le quotidien des populations sur le continent.

La rédaction m’a proposé de réaliser un reportage sur la plateforme « Garbal », un outil original et concret qui aide les éleveurs au Sahel à s’adapter, face à la désertification et à l’insécurité qui entravent leurs déplacements. C’est une plateforme d’appel qui permet aux paysans de consulter la météo, localiser les pistes de transhumance sécurisées, les points d’eau pour les animaux, etc. Je suis très heureuse que ce prix mette la lumière sur la condition des éleveurs nomades de la région et contribue, surtout, à poser un autre regard, plein d’espoir, sur la crise au Sahel, où l’avenir ne cesse malheureusement de s’assombrir. Dans la région, les éleveurs font partie des premières victimes de l’insécurité, des conflits et de la sècheresse.

Propos recueillis par Sixtine Guellec.

Mariette Darrigrand : « Le décryptage pourrait constituer un quatrième genre journalistique, outre le fameux triangle reportage-éditorial-portrait. »

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Mariette Darrigrand, sémiologue, directrice du cabinet des Faits et des Signes

Sémiologue spécialiste du discours médiatique, co-fondatrice de l’Observatoire des mots, auteure de nombreux ouvrages dont le dernier, Une épopée du féminin, est paru en octobre 2022 aux éditions Eyrolles, Mariette Darrigrand analyse l’usage des mots dans les médias, leur sens, les images qu’ils véhiculent. Au travers d’études ad hoc, de conseil auprès des rédactions et d’un travail de veille sur le langage médiatique, elle s’intéresse aux récurrences, aux thèmes qui gagnent en popularité ou perdent en engouement, et à ce que ces évolutions nous disent des changements de notre société.

À l’occasion de la publication du deuxième numéro Nature : vous n’avez encore rien vu ! de la revue papier Reporters d’Espoirs, elle partage ses observations sur l’évolution de la représentation de la nature dans le discours médiatique.

Vous définissez les mots comme des bassins sémantiques, des clusters de représentations, d’images et de signes. Avez-vous remarqué des changements dans l’emploi du mot « nature » ? Que nous disent-ils sur nos représentations de la nature ?

D’une façon générale, notre rapport à la nature – celui de la société occidentale – a beaucoup changé sous l’influence de la prise de conscience écologique, au début des années 2000, période qui marque l’arrivée du concept de développement durable dans les médias grand public. On observe alors un changement de terme : les articles qui traitaient de ces questions parlaient jusque-là d’ « environnement », ils se mettent à parler beaucoup plus globalement du monde. On le voit au travers de la création de rubriques dites « planète » ou « monde durable ». Ces rubriques étaient souvent illustrées par une image récurrente, où l’on voit deux mains qui portent de la terre comme si elles la présentaient sur un autel religieux. C’est l’idée du sustainable development (en français le « développement durable ») car étymologiquement, sustainable veut dire « tenu par en-dessous ». Ainsi se renverse l’ordre normal du monde : auparavant l’être humain marchait sur la terre, et tout d’un coup, le voilà qui la porte. Il en devient responsable.

Vous observez l’essor, depuis une dizaine d’années, du terme « vivant » pour parler de la nature. Comment expliquer ce glissement de termes ?

Le vivant remplace le mot « nature » sous l’influence de travaux d’anthropologues, en particulier Philippe Descola en France, très médiatisé. Dans son livre Par-delà nature et culture (2005), il affirme que « la nature n’existe pas », qu’elle est une construction culturelle occidentale qui justifie l’exploitation et la domination de formes de vie non-humaine. Philippe Descola s’est déplacé chez les peuples d’Amazonie, par exemple, lesquels sont animistes. Cela signifie que pour eux, la nature n’est pas à dominer mais à écouter, car elle a une âme, comme l’Homme. Quand on a cette vision de la nature, on ne la violente pas. Aujourd’hui, cette remise en question de notre rapport à notre environnement influence énormément les jeunes chercheurs et les médias qui s’intéressent à la question. La nouvelle pensée anthropologique, relayée par le discours médiatique, utilise donc le terme « vivant », qui crée un continuum entre tous les êtres : il y a de l’ADN commun entre le mammouth, la bactérie ou le moindre légume, et l’Homme.

Ce continuum est-il compatible avec l’idée de développement durable, dans laquelle l’Homme se place en gestionnaire et s’extraie de la nature pour pouvoir la préserver ?

Les deux conceptions se croisent et s’hybrident. On le voit avec la permaculture, l’agriculture régénératrice, toute cette nouvelle manière de cultiver la terre avec des pratiques beaucoup plus respectueuses et moins dominatrices, beaucoup moins en surplomb. Des pratiques responsables. Cette idée de la responsabilité humaine caractérise le développement durable, selon lequel c’est désormais à l’Homme de soutenir la nature en étant humble devant elle. Il y a tout un vocabulaire de l’humilité, au sens propre, puisque « humilité » vient de « humus », la terre. L’Homme du XXIème siècle se fait petit devant la nature, et la travaille en respectant ses cycles biologiques, en se gardant de trop intervenir. La nature retrouve sa valeur sacrée, et l’Homme redevient son serviteur. On relève dans ce discours une filiation avec la tradition contemplative, que portent aussi bien le romantisme que la religion chrétienne.

Bien qu’on admette aujourd’hui les limites de la nature, vous remarquez que son génie adaptatif est de plus en plus reconnu. D’après le discours médiatique, l’Homme doit-il respecter la nature parce qu’elle est puissante, ou au contraire parce qu’elle est fragile ?

Encore une fois, les deux pensées se croisent. L’écologie nous a fait réaliser la finitude de la nature. Par son action, l’Homme a épuisé des ressources qui au départ, dans l’idée de l’abondance biblique, étaient infinies. Toutefois, la nature demeure puissante dans ses grands mécanismes. Il est donc intéressant de l’observer pour son intelligence, une prise de conscience qui a inspiré le biomimétisme, utilisé d’abord en design, puis en sciences, en médecine… On regarde comment la nature fonctionne parce qu’elle a un puissant génie de production. C’est une révolution mentale, de penser qu’elle a mieux fait les choses que beaucoup de créations humaines. On assiste à une forme d’hybridation des intelligences, avec d’un côté l’ingéniosité humaine, de l’autre les mécanismes d’adaptation de la nature. Je remarque d’ailleurs que le mot « adaptation », issu de l’industrie classique, s’impose depuis quelques années à la place du terme « réparation », qui avait un sens à la fois matériel (réparer un objet) et moral (réparer une faute).

Le terme « sauvage » pour désigner la nature gagne en importance dans le discours médiatique. D’où provient cet engouement ?

La notion de « sauvage » vient du monde intellectuel et a été très bien décrite dans des œuvres riches et poétiques, comme celles de Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Natassja Martin… En plus de posséder de belles plumes, ces auteurs sont de bons personnages médiatiques, intéressants à interviewer. De ce fait, les médias ne se sont pas tellement faits le partenaire critique de cette mode intellectuelle, mais plutôt sa caisse résonnante. Or pour moi, l’une des fonctions du journalisme, c’est bien de produire une critique des discours. Autrement, il ne fait pas écran à la diffusion idéologique. Et cette diffusion culmine avec le mot sauvage, que les médias reprennent parce qu’il est beau, sans en faire la critique ni l’histoire. C’est peut-être plus élégant de parler de l’ensauvagement d’un pré que de sa jachère, mais il y a des connotations, en particulier politiques, derrière ce terme. On parle aujourd’hui de l’ensauvagement des villes, on a parlé hier des « sauvageons » de banlieue [ndlr : le terme de sauvageons, employé par le ministre de l’Intérieur pour désigner les mineurs multirécidivistes, fait polémique depuis 1999]. Le mot sauvage a plein d’acceptions, et je trouve que les médias devraient pousser davantage l’analyse, plutôt que de simplement s’arrêter sur un terme à la mode. Surtout que nous sommes dans une période très idéologique aujourd’hui, avec une lutte sur le langage. On ne peut pas se contenter d’être pour ou contre un vocabulaire, d’accepter un terme et d’abandonner les autres. Au contraire, ce qui est intéressant, quand une société se donne un autre mot – par exemple « vivant », « sauvage » – c’est de faire jouer les deux paradigmes, ancien et nouveau. Ce n’est pas parce qu’on parle davantage du « vivant » qu’il faut tuer la « nature ».

Vous travaillez avec des rédactions sur le vocabulaire qu’elles utilisent. Est-ce qu’une telle réflexion est compatible avec les délais, les contraintes de nombre de signes ou de durée d’émissions, qui s’appliquent au journalisme ?

Oui, au travers du décryptage, qui constituerait alors un quatrième genre journalistique, outre le fameux triangle reportage-éditorial-portrait. Lorsque je travaille avec des rédactions, je leur dis que c’est dommage qu’elles n’aient pas une quatrième dimension, qui serait celle de la critique du discours, ambiant comme médiatique. Je pense que c’est important, sur les thèmes liés à l’écologie et à la nature, de ne pas passer d’un paradigme à un autre, par exemple, passer de la domination à la dévotion. Il faut garder les deux conceptions, voir comment elles se nourrissent, et les critiquer toutes deux. Cette dimension est d’ailleurs attendue par le public, qui n’a pas envie de gober tout ce que les médias disent. Ces derniers doivent donc se demander quelles idéologies ils colportent lorsqu’ils parlent.

Propos recueillis par Louise Jouveshomme.

Laurent de Cherisey : « Les plus fragiles sont en réalité les premiers de cordée. »

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Laurent de Cherisey, entrepreneur social, co-créateur de Reporters d’Espoirs et écrivain

À l’occasion de la sortie de son livre Partager peut tout changer, Laurent de Cherisey revient sur son parcours, de ses débuts dans l’entreprenariat à la création des Maisons Simon de Cyrène. Il nous éclaire sur Reporters d’Espoirs et le journalisme de solutions dont il a œuvré à l’émergence.

Comment ce concept de « reporters d’espoirs » vous est-il venu ?

Tout a commencé lorsque mon épouse a souhaité renouveler sa pratique journalistique. Elle envisageait d’accorder davantage de temps aux rencontres, les formats de reportages qui lui étaient confiés jusque-là ne lui laissant pas cette liberté. De mon côté, plongé dans l’entrepreneuriat, je me posais beaucoup de questions sur le sens que je voulais donner à mon métier. À ce tournant de nos vies professionnelles, nous étions en quête d’un nouveau projet de grande envergure.

Alors nous avons embarqué pour un tour du monde avec nos cinq enfants. Du Brésil au Vietnam, de l’Inde à la Sibérie, l’itinéraire s’est construit au fil de nos rencontres avec des hommes et femmes œuvrant pour la justice. Cette aventure de quatorze mois, nous l’avons retransmise sous deux formats : des reportages vidéo diffusés à la télévision sur France5, et deux tomes d’un ouvrage intitulé Passeurs d’espoirs.

D’une certaine façon, c’est ainsi que les « reporters d’espoirs » sont nés. Face aux grands défis comme la lutte contre la pauvreté, la violence ou la crise environnementale, nous avons eu la volonté de mettre en lumière que tout n’est pas perdu, qu’il existe de nombreux héros qui ne sont pas nécessairement médiatisés et qui agissent pour le bien commun en cherchant des solutions. En somme, nous avons compris qu’il fallait s’emparer de cette envie d’agir qui sommeille en nous pour lutter contre le sentiment d’impuissance qui menace parfois de nous submerger.

Cette démarche est donc pionnière du journalisme de solutions ?

Notre objectif premier était de rencontrer des personnes originaires des pays visités pour mettre en avant dans nos reportages comment elles avaient concrètement relevé les défis inhérents à leurs territoires. Les résultats que nous avons observés étaient souvent extraordinaires. Cependant, nous ne souhaitions pas pour autant dissimuler la réalité des faits. L’idée n’est pas de voir le monde avec une paire de lunettes roses, chaque mission est jalonnée de problèmes et d’obstacles. Nous avons donc opté pour une approche exposant à la fois les succès et les limites des initiatives abordées. Un des premiers jalons du journalisme de solutions était posé. 

Qu’est-ce qui vous a conduit à fonder ensuite les maisons partagées Simon de Cyrène ?

Dans les années 80, ma sœur, alors âgée de dix-sept ans, a été victime d’un accident qui l’a rendue lourdement handicapée. Nous avons dû réinventer tout notre système de vie commune, chacun étant appelé à être co-acteur de son nouveau chemin de vie.

Le handicap, on plonge dedans, on ne l’a pas choisi. La question qui se pose alors est : comment fait-on pour que la vie retrouve du sens ? Je crois que c’est par l’autre. « Être » n’est pas un verbe d’état comme paraître, sembler, devenir, passer pour. C’est un verbe d’action, de relation. Quels sont nos espaces de relation ? Et leur altérité ? Pour redonner un sens à une vie marquée par le handicap, il faut penser innovation sociale.

En nous disant « j’ai besoin de toi », les personnes handicapées ont un rôle décisif puisqu’elles nous accordent leur confiance. À une époque où la performance de nos actions prime, elles nous appellent à dépasser notre peur de la fragilité et à oser une relation fraternelle.

Notre société crée beaucoup de solitude : il s’agit de la plus grande des maltraitances. Les échanges que j’ai eu avec mes amis à ce sujet m’ont conduit à imaginer ce système de maisons communes, d’une maison de la planète.

Pourquoi ces maisons sont-elles surnommées maisons des intouchables ?

Intouchables met en scène deux personnes en marge de la société, dont la plus grande souffrance est la solitude. Le film a révélé au grand public Simon de Cyrène, présidé par Philippe Pozzo di Borgo, l’homme d’affaires tétraplégique dont s’inspire le scénario. L’association fait cette promesse incroyable de maisons pensées, construites et habitées par des personnes handicapées, des salariés, des bénévoles. Ce sont des passeurs d’espoirs, porteurs de solutions. Les médias ont ainsi surnommé notre initiative les « vraies maisons des intouchables ».

Ce système s’est-il développé ?

Aujourd’hui, il existe vingt-cinq maisons partagées Simon de Cyrène, et il y en a tout autant qui sont en cours de construction. En 2015, notre association a reçu le prix de l’Elysée pour La France s’engage. Notre projet a alors pris de plus en plus d’ampleur :  cette innovation est finalement devenue un bien social, inscrit dans la loi sur l’habitat inclusif de 2018. 

Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture de ce nouveau livre ?

Partager peut tout changer est à prendre comme un parcours dans lequel j’ai tenté de mettre en lumière l’utilité du rapport social qui se tisse au sein d’une maison commune. La réciprocité des relations conduit à des échanges, au décloisonnement de la société dans son rapport au temps, un rapport suspendu hors du temps. Il y a une dimension spirituelle qui émane de ce mélange de personnes toutes dotées de richesses variées. Les liens qu’elles tissent sont féconds et source d’une immense joie.

Ce livre se fait témoin de la promesse universelle de nos maisons partagées :  celle d’une société forte de par la place que chacun va et peut y prendre.

Si vous deviez résumer Partager peut tout changer en trois mots ?

Fragilité, relation et confiance. Les plus fragiles sont en réalité les premiers de cordée. S’en suit le concept de relation, ce besoin fondamental de l’humain d’exister avec les autres. Et pour finir, la confiance qui est un modèle de croissance pour notre société.

Propos recueillis par Sixtine Guellec.

Julie Manoukian : « Le journaliste écrit des histoires qu’il lance comme des bouteilles à la mer. À nous d’en faire bon usage. »

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Julie Manoukian, scénariste et réalisatrice de « Fille de paysan », un film à découvrir ce soir à 21h10 sur France 2

Diffusé ce mercredi soir sur France 2, le nouveau long-métrage de Julie Manoukian, Fille de paysan, est une ode à la solidarité. Il retrace l’aventure d’une famille d’agriculteurs, les Pécourneau, sauvés de la faillite grâce à la médiatisation d’une cagnotte solidaire lancée par leur fille Émilie, alors âgée de quinze ans. Résurgence des problématiques rurales au cinéma, pouvoir des médias et engagement pour l’environnement, autant de thématiques que nous avons pu aborder avec la réalisatrice du film.

Fille de paysan, tout comme votre premier film Les Vétos, touche au monde rural. Pourquoi ce choix récurrent ?

Le monde rural est loin de m’être familier : je suis une vraie citadine. Au fil du temps, je me suis prise d’affection pour la campagne. J’ai été happée par les problématiques de cet univers, par ses préoccupations écologiques, sa quête d’amélioration des conditions de vie. C’est un milieu auquel je me suis familiarisée puis attachée.

Les Vétos fut un heureux hasard, une idée qui m’a été soufflée par le producteur Yves Marmion. Cette expérience cinématographique m’a ouvert les portes du monde rural et d’une multitude de sujets passionnants. Tout y est plus ou moins lié : des vétérinaires de campagne aux agriculteurs, il n’y a eu qu’un pas.

Quelles ont été vos inspirations cinématographiques ?

Pendant la préparation des Vétos, je me suis éprise de Seule la terre, film du scénariste Francis Lee. Il conte l’histoire d’un fils unique, Johnny, contraint de reprendre la ferme de son père malade. Il subit son quotidien, jusqu’au jour où son chemin croise celui d’un saisonnier roumain qui rêve de mener cette vie. Son appréhension de la vie paysanne  va s’en trouver complètement bouleversée.

Le scénario se construit dans une démarche naturaliste. La recherche d’esthétisation, entre nature et émotions, engendre une harmonie à laquelle j’aspire.

Il semble y avoir une résurgence de la ruralité au cinéma, comment l’expliquez-vous ?

À l’image du journalisme, le cinéma possède ses marronniers, des sujets qui reviennent tous les ans à l’écran. Ils touchent aussi bien les habitués qu’un un public avide de nouvelles réalités.

La ruralité appelle des histoires qui permettent une prise de conscience, et cette dernière augmente désormais. Il y a quelques décennies, on ne parlait pas spécialement de l’avenir du monde rural ni de ses répercussions sur l’alimentation et l’inflation. Aujourd’hui, ces thématiques sont à traiter en urgence.

Par ailleurs, lors de mes premiers contacts avec des gens du milieu, j’ai été frappée par cet écueil des représentations entre le monde urbain et rural. J’ai la sensation inexplicable qu’on cherche à nous dresser les uns contre les autres. Les citadins sont perçus comme des consommateurs ignorants de la réalité de la campagne, tandis que les agriculteurs seraient des éleveurs pollueurs sans scrupules. La réalité est toute autre. Les agriculteurs traversent des difficultés immenses au quotidien. Ils veulent le meilleur pour l’environnement et leurs bêtes, dont ils s’occupent avec tendresse. La mauvaise médiation qui est faite entre la ville et la campagne crée un profond clivage. Il faut y remédier, et le cinéma peut y contribuer.

Ce film est l’adaptation d‘une histoire vraie, celle de la famille Pécourneau. Racontez-nous sa médiatisation.

Il y a quatre ans, Émilie Pécourneau, fille d’agriculteurs, a lancé une cagnotte pour tenter d’extirper sa famille d’un gouffre financier. Au bout de quelques semaines, sa démarche a commencé à être médiatisée. Lorsque Jean-Pierre Pernaut s’en est emparé au cours d’un de ses JT, il y a eu un effet boule de neige. Un puissant système de solidarité s’est mis en place.

Mintee Studio a repéré le potentiel d’adaptation de l’histoire à l’écran, et c’est aux côtés de la scénariste Monica Rattazzi que le film s’est écrit. J’ai rejoint l’aventure en août 2021. J’avais pour mission la réalisation de cette fiction qui s’inspire de la force du vécu.  Le réalisme y joue un rôle important. Il s’agit d’un rouage émotionnel indispensable pour les spectateurs. Il leur permet d’être plus enclins au sensible. Dans Fille de paysan, c’est la vie de la famille Pécourneau qui sert de point de départ pour aborder les difficultés que vivent les agriculteurs. Ma démarche était donc de créer une fiction à partir de leur réalité.

Que pensez-vous du pouvoir des médias ?

Les médias sont des outils humains, ils ne sont ni bons ni mauvais. À l’instar de Fille de paysan, ils peuvent être à l’origine d’une grande solidarité. Les pouvoirs publics ont leurs limites. Le journalisme peut contribuer à les pallier en usant de la puissance de la médiatisation. Le journaliste écrit des histoires qu’il lance comme des bouteilles à la mer. À nous d’en faire bon usage.

Tous les matins, j’ai le réflexe d’effectuer une revue de presse. Elle me permet de rester à l’affût de ce qui se passe autour de moi. Je suis abonnée à plusieurs journaux – Libération, Le Monde, The Guardian et le New York Times. Je consomme aussi de nombreux podcasts, notamment ceux d’Arte Radio. Ils me sont d’une grande utilité lorsqu’il s’agit d’écrire de la fiction. Je suis inquiète du sort que l’on réserve aux journalistes car nous avons besoin d’eux.

Un contenu médiatique a-t-il déjà influencé chez vous un engagement ?

Avant que je ne quitte les réseaux sociaux, j’étais ancrée dans ces algorithmes qui nous proposent en boucle des recommandations selon nos centres d’intérêts. Ils m’ont notamment conduite à une vidéo de Greta Thunberg, tournée avec un smartphone. On la voit prendre la parole au cours d’un déjeuner, debout sur une estrade. A regarder cette jeune fille de quatorze ans s’adresser aux adultes avec une telle éloquence, j’ai perçu quelque chose de fictionnel, qui relève de « l’enfant empereur ». Tandis qu’ils l’applaudissent tous, elle leur rappelle qu’ils sont coupables de l’état actuel de la planète.  Sans tomber dans la moralisation écologique, ceci a provoqué en moi une sorte d’électrochoc. J’ai alors cherché à placer la nature, l’environnement et l’écologie au cœur de bon nombre de mes démarches.

« Information » et « solutions » peuvent parfois paraître antinomiques. Est-ce que le « journalisme de solutions » ça vous parle ?

J’aime cette idée qu’on puisse soulever les questions angoissantes provoquées par l’écosystème, afin d’y apporter des réponses. La presse anglo-saxonne en est férue. The Guardian par exemple donne souvent à ses lecteurs des pistes de réflexion positives à explorer. Je trouve cette démarche chouette, et humainement essentielle. Bien qu’il ne s’agisse pas du travail du journaliste à la base, il serait intéressant de démocratiser la recherche de positif et de solutions dans le traitement de l’information.

Quelle place accordez-vous à l’espoir dans votre nouveau film ?

Dans ce cas précis, le scénario est un exemple idéal de réalité qui dépasse la fiction. Il y a un véritable paradoxe : on n’aurait jamais écrit un récit comme celui-ci, on aurait trouvé ça trop gros. Le pouvoir du collectif a permis de rendre cette histoire évidente à raconter. On n’en parle pas assez, mais l’espoir peut être rallumé très vite. Je ne parle pas de techniques comme le greenwashing, qui endort la conscience des gens pour les rassurer, mais de vérités inspirantes comme celle véhiculée par l’histoire des Pécourneau. Durant le visionnage de Fille de Paysan, on accède à ses émotions et on se sent moins seul. C’est un moment de partage hors du temps, après lequel on repart au combat, empli d’espoir.

Fille de paysan, disponible gratuitement en replay sur la plateforme France.tv durant les sept prochains jours.

Propos recueillis par Sixtine Guellec.

Françoise Tovo, directrice déléguée au développement des services abonnés chez Le Monde

Françoise Tovo : « Avec le Fil Good, on veut montrer par des bulles d’espoir que tout n’est pas négatif dans l’actualité. »

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Françoise Tovo, directrice déléguée au développement des services abonnés chez Le Monde

À sa sortie d’école de journalisme, Françoise Tovo fait ses premiers pas au Monde en 1988. Secrétaire de rédaction chargée de la publication mensuelle Le Monde de l’éducation pour son premier poste,elle occupe différentes fonctions comme adjointe à la direction artistique, cheffe d’édition, puis rédactrice en chef. Trente-cinq ans après son arrivée, elle y officie toujours avec un profond enthousiasme comme directrice déléguée au développement des services abonnés. À son actif : l’accompagnement de la mutation numérique du journal, la supervision des newsletters, la recherche de sources de diversification éditoriales. Dont la newsletter Le Fil Good, adoptée par 78 000 lecteurs, et à laquelle Reporters d’Espoirs n’est pas resté insensible…

Comment l’idée de la newsletter « Le Fil Good » vous est-elle venue, et de quoi s’agit-il ?

Avec le Fil Good, on veut montrer par des bulles d’espoir que tout n’est pas négatif dans l’actualité. 

Cette newsletter est née de façon prosaïque, à la rentrée de septembre 2020. Après le premier confinement, le moral n’était pas haut. Au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, notre directeur de la rédaction de l’époque, Luc Bronner, nous partageait son sentiment de découragement : « C’est terrible, tout va mal, on va mourir de désespoir. On continue de raconter des histoires positives, de rencontrer des gens formidables, mais ça ne se voit pas ». Il fallait trouver un moyen d’y remédier.

Le Monde est avant tout un média généraliste : l’actualité, avec tout ce qu’elle a de terrible, sera toujours privilégiée. Bien que le positif soit présent, il est difficile à repérer dans nos formats journalistiques et le rouleau-compresseur de la grosse actualité. Aussi une newsletter recensant nos articles positifs, à laquelle les abonnés souscrivent librement, nous a semblé être le meilleur compromis.

L’existence même du Fil Good a-t-elle incité les journalistes à rédiger des articles plus positifs ?

Durant les six premiers mois, en effet, il y a eu plus de papiers à tendance positive, par effet d’entraînement. Puis l’actualité « dure » a repris le dessus, mais on déniche encore malgré tout une demi-douzaine d’article « Fil Good » par jour. Ces contenus viennent de rubriques variées – économie, société, international, ou encore du cahier L’Epoque, consacré aux petits changements et grandes mutations de nos vies quotidiennes.

Par exemple, un article qui met en avant la baisse du chômage et qui relativise la récession en Europe : c’est Fil Good. Un autre article sur une biotech française qui va tester aux Etats-Unis une molécule prometteuse contre le diabète : c’est Fil Good. 

Comment faites-vous pour susciter des reportages ?

Il n’y a pas d’articles commandés spécifiquement pour le Fil Good. Les journalistes pensent à nous envoyer leurs papiers quand ils les considèrent en phase avec la newsletter, ou bien ils les taguent directement de façon à les faire remonter dans la page Fil Good du site, ou bien encore nous allons à la pêche aux contenus dans l’ensemble de la production réalisée. La sélection est faite par des êtres humains orientés par leur subjectivité, et c’est assumé. On met en avant les contenus que nous avons eu plaisir à lire, qui rendent heureux, qui pétillent et nous surprennent.

Vous avez interrompu Le Fil Good… avant de le relancer ! À la demande de vos lecteurs ?

Lors de sa création, une partie de la rédaction se sentait désœuvrée. De nombreux journalistes s’étaient réorientés sur la couverture du Covid, et d’autres ont participé à Fil Good. En mars 2022, le noyau dur de la newsletter a été absorbé par d’autres projets, chronophages, comme ce fut mon cas avec la préparation et le lancement du Monde en anglais, site miroir en anglais du Monde.fr. Il était donc compliqué de continuer. Cette décision a été prise la mort dans l’âme : il a fallu expliquer à nos soixante-cinq mille lecteurs qu’au bout de dix-huit mois on passait à autre chose, même si ça marchait très bien.

Ce qui est malheureux, c’est que le Fil Good s’est arrêté au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine. Il y a eu une multiplication de nouvelles très plombantes, et des gens ont pu se détourner de l’information. Ils avaient le sentiment qu’elles ne décrivaient que du noir. La newsletter a alors été relancée en octobre 2022 et a retrouvé son public, et même dépassé les attentes : 78 000 inscrits à ce jour !

Quels sont les retours de vos lecteurs ?

La mise sur pause de la newsletter s’est accompagnée d’une avalanche de messages de personnes éplorées, qui nous demandaient de ne pas nous arrêter, de rester. Ce qui revient le plus dans tout ça, c’est la fatigue informationnelle. Il arrive que des lecteurs envisagent de se désabonner car ils se sentent submergés par le flot de nouvelles négatives et déprimantes : c’est alors le Fil Good qui peut les faire rester lecteurs ou abonnés au Monde. La newsletter leur offre des informations plus rassurantes. Certains nous ont même suggéré d’établir des systèmes de signalétique avec des pastilles vertes, pour mettre en avant l’actualité positive au sein de la masse d’informations effrayantes.

De plus, le Fil Good est un levier de fidélisation : plus les abonnés s’y inscrivent, plus ils sont amenés à rester. Une fois informés et accrochés, ils ne partent plus. C’est également une manière originale de valoriser des papiers passés sous le radar, car peu exposés en Une du site, ou n’ayant pas encore trouvé leur public.

Ce choix d’un format newsletter est-il une évidence ?

Ce qu’il y a de bien avec une newsletter, c’est que l’information qu’elle contient n’est pas imposée. En y souscrivant, les lecteurs donnent leur consentement pour la recevoir, et ils disposent de la liberté de l’ouvrir, de la lire ou non. Cela permet de développer une relation de confiance : s’ils le souhaitent, nous les acheminons vers quelque chose de positif. 

On teste également dans ces formats jusqu’à quel niveau de familiarité positive on peut aller. C’est le cas avec la newsletter Darons, Daronnes, dirigée par Clara Georges.  Elle y fait usage d’un véritable franc-parler pour raconter et partager son expérience et ses questionnements de mère. Cette manière de s’adresser aux gens ne fonctionne pas partout, nos articles se doivent d’adopter une certaine neutralité journalistique. Dans une newsletter, c’est différent : on parle à l’oreille du lecteur. Pour nos rédacteurs, c’est un nouveau terrain de jeu.

Propos recueillis par Sixtine Guellec et Gilles Vanderpooten.

Thierry SIBIEUDE, cofondateur de la Chaire Innovation Sociale de l’ESSEC Business School

Thierry Sibieude : « L’économie sociale et solidaire porte des valeurs humanistes et il n’y a pas besoin d’être de gauche pour être humaniste. »

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Thierry SIBIEUDE, cofondateur de la Chaire Innovation Sociale de l’ESSEC Business School

Professeur Fondateur en 2003, avec Anne Claire Pache, de la Chaire Innovation et Entrepreneuriat Social de l’ESSEC, première initiative du genre consacrée à l’impact social et environnemental dans une Grande Ecole, Thierry Sibieude, docteur en géographie et gestion de l’environnement, est un pilier de la vulgarisation de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France.

Reporters d’Espoirs a publié avec lui son premier cours en ligne intitulé « Mieux comprendre l’ESS pour mieux en parler », disponible gratuitement sur Coursera.

A l’occasion des 20 ans de la Chaire et de son départ à la retraite, Thierry Sibieude revient sur son engagement et sur l’avenir de l’ESS.

« Economie sociale et solidaire » et « école de commerce » peuvent paraitre antinomiques. Vous avez œuvré au rapprochement de ces deux mondes en créant la chaire Innovation Sociale à l’ESSEC. Pourquoi ?

Très engagés dans le mouvement associatif parental au service des personnes handicapées, nous avons créé en 1993, mon épouse et moi, une association pour l’accompagnement des enfants autistes. Par ailleurs mon élection à la vice-présidence du conseil départemental du Val d’Oise m’a conduit à interagir fréquemment avec de très nombreuses associations, notamment dans le domaine de l’environnement et dans le secteur social et médico-social. J’ai ainsi constaté qu’il y avait matière à optimiser les choses, avec plus d’engagement et plus de professionnalisme dans l’organisation et le management.  De ce constat est née cette chaire.

Son objectif était à l’époque, en les adaptant aux spécificités du secteur, de transposer des méthodes fonctionnant dans l’entreprise dans les organisations qui travaillent pour l’intérêt général. Des grandes mutuelles au premier rang desquelles la MACIF, et plusieurs acteurs de l’ESS ont été d’accord pour nous accompagner, parce qu’eux aussi avaient identifié un besoin de professionnalisation en termes de management, de gestion de leurs activités, en complément et au service de leur mission sociale.

20 ans après, quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Quand on a fêté les 20 ans de la chaire le 20 juin dernier sur le campus à Cergy, 200 étudiantes et étudiants sur les 450 que j’ai eu le bonheur d’accompagner dans leur parcours au sein de la chaire étaient présents. Plus de la moitié d’entre eux sont aujourd’hui engagés dans des projets professionnels au service de l’intérêt général, dans des associations, structures de l’ESS, ou départements responsabilité sociale des entreprises (RSE) et même ressources humaines (RH) de grandes entreprises. C’est une belle réussite pour un projet pionnier à l’époque, qui a permis de développer les thématiques de l’ESS d’abord au sein de l’ESSEC puis d’autres écoles.

Nous avons à l’ESSEC créé tout un écosystème : le programme d’égalité des chances à l’école « Pourquoi pas moi ? », l’incubateur social des entreprises de l’ESSEC, un laboratoire d’évaluation de l’impact social des entreprises, les Chaires Philanthropie puis Economie Circulaire… ce qui positionne l’école dans une pratique de longue date et crédibilise son discours.

Il y a 20 ans, c’était assez marginal ! Maintenant les enjeux de l’ESS, et dans le prolongement la RSE, le développement durable et la transition écologique, sont de plus en plus abordés, partout en France et dans toutes les écoles. Nous avons fait école !

Qu’est-ce qui est différent aujourd’hui d’il y a 20 ans dans votre manière d’aborder l’ESS ?

Il y a 20 ans, je travaillais avec ceux qui le voulaient, des volontaires, des jeunes engagés et soucieux de leur responsabilité mais aussi de leur impact sur la société.  Maintenant, ces questions-là concernent tout le monde, et rentrent dans le socle commun de nombreux cursus universitaires. Il faut sensibiliser tous les étudiants de tous les programmes et les former à ces dimensions de l’activité de l’entreprise : il y a donc un défi lié changement d’échelle de ce que nous avons construit. Nos réalisations constituent le noyau et la base de la politique globale de l’Essec au regard des enjeux environnementaux et sociaux.

Comment la France se positionne-t-elle ?

Il est difficile d’établir des classements par pays, mais il est clair que le secteur de l’ESS est très présent en France. Il s’est développé dans le cadre de luttes pour la conquête et la défense de libertés collectives, à travers les mouvements syndicaux et politiques engagés à gauche. Il ont ainsi contribué au déploiement de cette économie qui prenait plus en compte des dimensions humaines et sociales que la dimension financière. Les coopératives agricoles ont aussi joué un rôle important pour répondre aux besoins de l’alimentation et du développement des territoires.

Aujourd’hui, la question des limites du modèle uniquement fondé sur la finance se pose dans tous les pays européens, et tous les pays cherchent des solutions.

Quel regard portez-vous sur la médiatisation de l’ESS ?

Paradoxalement, l’ESS est faiblement médiatisée, alors que c’est une économie dont les caractéristiques devraient séduire les journalistes, notamment ceux qui n’ont pas une formation économique très développée. Dans l’ESS, il n’y a pas d’actionnaires à rémunérer, il y a une logique de marché dans le sens où la concurrence existe et qu’on n’est pas dans un monopole d’Etat mais la priorité reste à la mission sociale de l’organisation (mutuelle, coopérative, association ou Fondation).

De plus, elle repose souvent sur de véritables histoires humaines, que ce soit dans le secteur du logement, de la dépendance, des personnes handicapées, de l’alimentation ou bien encore de l’accès au travail : autant de questions qui donnent lieu à des actions sociales. Mais les acteurs de cette économie souffrent d’un déficit d’image et de médiatisation.

D’où la démarche de créer un « MOOC » (cours en ligne) sur le sujet avec Reporters d’Espoirs ?

Tout à fait ! Pour médiatiser plus facilement et de façon plus pertinente l’ESS, il est essentiel de présenter les bénéfices qu’elle génère et la qualité des solutions qu’elle propose pour la société. C’est ce qu’on essaie de faire avec le MOOC réalisé avec Reporters d’Espoirs. Nous sommes partis du constat que si les journalistes ne parlent pas d’ESS, c’est parce qu’ils ne savent pas ce que c’est. Donc ce support est fait pour les aider et c’est pourquoi il s’intitule « Mieux comprendre l’ESS pour mieux en parler ».

L’ESS c’est des histoires individuelles et des aventures collectives particulièrement riches et emblématiques qui participent à la gestion du bien commun et qui valent la peine d’être racontées. Il faut multiplier les relais et accroître la diffusion de ces initiatives qui méritent respect et considération.

Du côté des acteurs de l’ESS, une grande partie dans le domaine associatif notamment, disent ne pas s’intéresser au marketing, à la communication, aux relations presse. Pourtant ils doivent, dans leur intérêt et dans celui de celles et ceux qu’ils ont choisi de servir, se saisir sans états d’âme des outils et moyens qui permettent de se faire connaître et de promouvoir la cause qu’ils défendent. En même temps, c’est aux journalistes d’aller au-delà des apparences et d’effectuer un travail d’analyse et de mise en perspectives des activités de l’ESS pour les traiter avec à-propos et objectivité.

De quelles apparences parlez-vous ?

De la vision très stéréotypée selon laquelle l’ESS serait un monde de bisounours réservé à la gauche. Que l’on trouve plus souvent ces valeurs dans des partis de gauche, oui, mais pas exclusivement. L’ESS promeut des valeurs humanistes et il n’y a pas besoin d’être de gauche pour être humaniste. Il serait important qu’un certain nombre de journalistes soient capables d’aller au-delà de la vision strictement politique des choses, en dépassant les idées reçues.

Le groupe Bayard Presse est par exemple très pertinent dans son traitement de l’ESS, avec notamment La Croix, Le Pèlerin.  Ce qu’il faudrait, c’est par exemple que Les Echos, Le Monde, Le Point s’engagent avec une vraie démarche d’analyse sur ces thématiques pour les présenter à leurs lecteurs.

Quels sont les principaux enjeux de l’ESS à l’avenir ?

C’est indiscutablement l’évaluation de l’impact social de son action.  Avec trois dimensions. D’une part positionner des actions par rapport aux objectifs du développement durable qui constitue un cadre de référence connu et accepté par tous. Ensuite comment maximiser l’impact sur les populations que l’on sert. Enfin, comment s’investir dans la coopération avec d’autres acteurs, pour faire bouger les lignes.

Propos recueillis par Samuel Delwasse.

« L’objectif des Tribunes de la Presse est de proposer des débats de fond sur des questions d’actualité pour pérenniser la confiance entre citoyens et médias » – Jean-Pierre Tuquoi, directeur éditorial des Tribunes de la presse de Bordeaux

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Grand reporter spécialiste du Maghreb et de l’Afrique Noire au journal Le Monde jusqu’en 2011, Jean-Pierre Tuquoi a fondé la même année Les Tribunes de la Presse en région Aquitaine.

Ce mercredi 23 novembre débute la 12ème édition des Tribunes de la Presse à Bordeaux : quatre jours de débats, de rencontres et de tables-rondes autour de la thématique « La guerre des identités ». Presse, religion, géopolitique, génétique, astrophysique, urbanisme : moult déclinaisons qui sauront à coup sûr intéresser et éclairer chacun.

Partenaire des Tribunes pour la première fois cette année, Reporters d’Espoirs clôturera l’évènement en remettant avec Mémona Hintermann, journaliste et administratrice de l’association, son Prix presse écrite 2022, venant distinguer un reportage sur une situation de conflit dans laquelle des populations luttent pour résister, survivre ou se reconstruire.

Pourquoi avoir retenu la thématique “la guerre des identités”?

C’est un thème qui permet de décliner beaucoup de sujets qui me tiennent à cœur. A travers les questions des identités, on peut parler du conflit en Ukraine, de la question du genre, de la presse à travers l’identité des journaux papiers, de l’homme et son rapport à la nature, etc. Nous voulions couvrir un large scop.

Les Tribunes, c’est comme un buffet : chacun vient se servir et picorer selon ses appétences : un débat géopolitique sur l’appartenance de l’Ukraine à l’ensemble européen ou russe, un autre sur l’existence des religions dans une société laïque, ou encore l’astrophysicien Jean-Pierre Bibring tentant de démontrer pourquoi les hommes sont seuls dans l’univers. On embrasse ainsi des thématiques plus ou moins connues, et qui traitent toutes quelque part de l’identité.

Les sujets des Tribunes ne sont pas circonscrits au secteur de la presse, il ne s’agit pas seulement d’une introspection journalistique : est-ce une habitude ?

Les premières éditions étaient très tournées sur la presse, et les invités étaient essentiellement des journalistes français et étrangers. Mais au bout de quelques éditions, j’ai estimé qu’on risquait de se répéter et de rester dans un entre-soi journalistique. On a donc fait évoluer les Tribunes de la Presse vers un concept d’université populaire. Cela s’est avéré plus attractif pour le grand public : l’audience augmente année après année. Cette année, nous avons ouvert 12 000 places pour l’ensemble des débats de cette édition. De plus, depuis le Covid, le numérique s’est installé, et aujourd’hui les débats sont également accessibles en direct en ligne, nous ouvrant à un public francophone plus large – Québec, Antilles ou Afrique noire par exemple.

Quel est votre rôle dans l’organisation de cet évènement ?

J’ai créé Les Tribunes de la Presse il y a 12 ans, alors que je travaillais pour le cabinet du président du Conseil Régional d’Aquitaine, Alain Rousset, qui m’avait demandé de bâtir un évènement autour de la presse. Etant très attaché au débat d’idées, j’ai eu l’envie de créer un évènement porteur d’interactions et de dialogues.

Aujourd’hui, j’en suis le directeur éditorial : je choisis la thématique, sa déclinaison à travers les différents débats, les intervenants que j’estime pertinents selon les sujets. J’essaie également d’établir des partenariats dans la région. Par exemple, parmi les quatre lieux qui sont investis par les Tribunes de la Presse cette année, il y a l’école de journalisme de Bordeaux (IJBA) qui porte l’un des débats , animé par des étudiants.

Quel est le public touché par les Tribunes ?

Dans l’optique d’université populaire, l’idée est de faire un rassemblement citoyen, avec un public très varié : au-delà de l’écosystème du journalisme, des citoyens anonymes qui ont l’occasion de rencontrer des spécialistes ; énormément d’étudiants ; des lycéens de toute la région Nouvelle Aquitaine qui ont travaillé au préalable avec leurs enseignants sur certaines des thématiques . Les Tribunes ont vocation à être un outil pédagogique pour le corps enseignant.

Pensez-vous que ce type d’évènement est important pour renouveler la confiance entre citoyens et médias, à l’heure où 50% des 16-30 ans se désintéressent de l’actualité (Ipsos, 2022) ?

J’espère ! Chaque année nous tenons des débats sur les médias, avec la participation de différentes rédactions pour évoquer la situation de la presse. Nous allons remettre deux prix à l’occasion des Tribunes : le Prix Reporters d’Espoirs qui met à l’honneur un reportage sur la résistance en situation de conflit ; le Prix Jean Lacouture, qui récompense le livre d’un auteur francophone s’inscrivant dans l’héritage de l’œuvre d’un journaliste-écrivain. Nous proposons aussi un « Club des Tribunes » dans lequel le public rencontre et dialogue directement avec les journalistes.

C’est dans cette mesure que l’on contribue à l’amélioration de l’image de marque des journaux et à la pérennisation de la confiance entre citoyens et médias. Je crois que les citoyens sont preneurs d’une information si elle est honnête, fiable et travaillée en profondeur.

N’hésitez pas à prendre part aux Tribunes de la Presse 2022 : les inscriptions sont encore ouvertes, et les conférences sont transmises en direct en visioconférence sur www.tribunesdelapresse.org.

« Les rédactions doivent se pencher sur les conditions de travail des journalistes, pour créer des climats moins stressants et moins violents »

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10% de cartes de presse en moins délivrées au cours des dix dernières années ; une carrière qui s’écourte et dure en moyenne quinze ans. Alors que le numérique a bousculé le modèle économique des médias et les supports de diffusion de l’information, les conditions de travail des journalistes se sont nettement dégradées, poussant nombreux d’entre eux à quitter la profession, démontre le livre Hier journalistes, ils ont quitté la profession, écrit par Adénora Pigeolat, éducatrice spécialisée, et Jean-Marie Charon, sociologue de l’information et des médias, à la suite d’une étude menée auprès de 55 journalistes. Ce dernier alerte sur la perte de sens, l’intensification du travail et la précarité qui touchent le métier.

Vous insistez sur le fait que le métier de journaliste ne correspond pas à l’image que nombreux s’en font. A quel niveau se situe le décalage, et quand naît-il ?

Depuis tout petits, à travers la télévision et d’autres médias, les jeunes visualisent le journaliste soit comme un grand reporter, soit comme un investigateur qui fait naître des révélations. De cet idéal bâti pendant des années, se construit une image éloignée de ce qu’on va leur demander une fois dans la profession.

Les étudiants qui se projettent dans le journalisme évoquent souvent un métier passion, avec beaucoup de relationnel, un rôle de médiateur dans la société ou d’enquêteurs révélant des faits méconnus : c’est pratiquement un métier social, une forme de journalisme-citoyen.

Quand on leur demande la raison de leur départ, avant même la précarité, c’est le désenchantement qui arrive en premier. Ils expriment une perte de sens, tout d’abord individuelle, de par les sujets qu’ils traitent, mais aussi collective, car on rejette souvent le travail des journalistes. Ils sont les mal-aimés de la société, avec un manque de considération très difficile à accepter au regard de leurs valeurs et de l’amour qu’ils portent pour ce métier.

Les écoles de journalisme jouent-elles un rôle dans la distorsion de cette réalité ?

Au contraire, elles tâchent de ramener les étudiants à la réalité et de leur exposer les difficultés du quotidien d’un journaliste. On ne peut pas dire qu’ils ignoraient les problèmes auxquels ils ont été confrontés, notamment la précarité, dont on parle très tôt dans les écoles. On les a donc amenés à peser le pour et le contre avant de se lancer dans ces carrières.

Dans votre étude, vous distinguez plusieurs profils-types de journalistes qui quittent la profession : qui sont-ils ?

On a tout d’abord les jeunes de moins de 35 ans, avec deux cas de figures. D’une part ceux à qui on n’offre que des piges et des CDD. Cela contraint souvent à des passages par le chômage, voire des petits boulots à côté pour se sortir de la précarité. D’autre part ceux qui ont rapidement trouvé un emploi stable, mais pour un contenu inintéressant et répétitif, majoritairement des emplois sur le web où ils ont l’impression d’être à l’usine.

Ensuite, les quadragénaires. Ce sont des journalistes en situation stable, mais confrontés à une demande de surinvestissement non valorisé qui pousse à des burnouts. Les femmes y sont surreprésentées : 90% ! Un plafond de verre les empêche de grimper dans la hiérarchie. Par discrimination et machisme ordinaire, des femmes se voient attribuer un certain type de sujets. Il est souvent très compliqué pour elles d’accéder aux services politique, économique ou sportif. De plus, pour un meilleur arbitrage entre vie professionnelle et personnelle, des journalistes qui veulent s’impliquer dans leur vie familiale et ne parviennent pas à obtenir une réorganisation de leur temps de travail s’en vont.

Troisième profil, pour lequel le départ se passe le plus mal : les quinquagénaires qui ont souvent eu des postes importants, mais sont confrontés à une énième réorganisation de la rédaction, voire à la revente du média. Certains ont connu quatre ou cinq directions, qui exigent à chaque fois de nouveaux modes de travail. La reconversion est plus difficile car certains se font des illusions quant à leur capacité à rebondir.

Vous parlez de burnouts, de pression, d’intensification et de répétition des tâches : manque-t-on de garde-fous, de syndicats par exemple, pour s’assurer du respect des conditions de travail ?

Pas tout à fait car c’est en train de bouger. Les syndicats poussent dorénavant pour qu’il y ait des enquêtes socio-professionnelles pour révéler les cas de burnouts. Toutefois on en tire pas forcément de conséquences. On est entre le déni et la sous-estimation, tant par les rédactions que par les syndicats, voire par les journalistes eux-mêmes.

Quand on s’est tourné vers les professionnels du soin au cours de cette étude (psychiatres, médecins du travail, psychologues), cette question est apparue comme une évidence. Il faut absolument revoir l’appréhension de ce problème par les syndicats et les chefs de rédactions, car fermer les yeux s’avère dramatique pour certains journalistes.

Considérez-vous que la dégradation du métier est corrélée à sa digitalisation ?

Il y a un lien entre la dégradation du métier et l’impact du numérique sur l’économie des médias, le numérique ayant provoqué l’effondrement des ressources publicitaires. Entre 2007 et 2017, le chiffre d’affaires de la presse écrite a baissé de 30%, et le phénomène continue. C’est pareil pour la radio. La télévision commence à être touchée.

Pour nuancer, je dirais que c’est l’impact indirect du numérique qui a contribué à la dégradation du métier. Il a été demandé à de nombreux employés de devenir polyvalents sur différents supports, avec une amplitude d’horaires de travail plus grande, sans augmentation significative de rémunération. Ce n’est pas le numérique en tant que tel qui a directement provoqué cela, ce sont les choix, faits par les chefs de rédaction, de couverture du panel des possibilités offertes par le numérique.

Vous évoquez la précarité du statut de pigiste (20% touchent moins de 1000 euros par mois). Est-ce que vous percevez tout de même des bénéfices à ce statut d’indépendant ?

Ceux qui ont la pige heureuse sont les journalistes qui ont déjà connu plusieurs rédactions. Aguerris, ils ont un carnet d’adresses important, en termes de sources à interroger comme de rédactions « clientes » à contacter. Et ce sont souvent des experts, auxquelles les rédactions, constituées souvent de généralistes, font appel lorsqu’elles doivent traiter un sujet spécialisé.

Ils arrivent à en vivre car leurs profils sont très minoritaires. Mais la demande reste dépendante de l’actualité.

Vous faites le constat qu’une carrière de journaliste dure aujourd’hui en moyenne 15 ans. Quel avenir pour ceux qui quittent le journalisme ?

Aujourd’hui pour rentrer dans le journalisme, il faut un bagage universitaire, un bac+5, et une formation avant l’école. C’est ce bagage-là qu’ils utilisent au moment de leur reconversion. Beaucoup se tournent vers l’enseignement, notamment dans l’histoire ou la littérature.

Pour autant, ils ne partent pas nécessairement avec la décision de quitter définitivement la profession. Il y a toujours un affect pour le métier et ses valeurs. Certains restent proches du monde des médias, en partant dans la communication par exemple. D’autres continuent à faire des piges à côté.

Une fois le constat – plutôt sombre- que vous dressez par votre enquête, où sont les solutions ?

Sur la question des rémunérations, je ne suis pas optimiste, car je ne crois pas en la capacité des médias, notamment en presse écrite, à faire augmenter les grilles de salaires. Ils vont rester sous pression, et je ne vois pas comment un miracle pourrait survenir.

La marge de manœuvre réside dans les aménagements de carrière, les conditions de travail, de sorte à créer des climats moins stressants et moins violents. Ne pas bloquer les jeunes uniquement sur les « desk web » (qui ne va pas sur le terrain, mais travaille à partir de sources extérieures) et leur assigner des tâches plus valorisantes. Être plus attentif aux fragilités psychologiques des uns et des autres, en faisant attention au temps de travail. Proposer plus de flexibilité et d’aménagements. Autant de choses facilitées aujourd’hui par le numérique et le télétravail.

C’est important de s’engager là-dedans car au-delà de la précarité, ce qui pousse en premier les journalistes à quitter leur poste demeure la perte de sens, la répétitivité et l’intensification du travail.

Journaliste et entrepreneure à la fois : rencontre avec Irène Inchauspé

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Spécialiste de l’éducation puis de l’environnement à L’Opinion, après avoir été grand-reporter à Challenges et journaliste économique au Point, Irène Inchauspé a fait de ses domaines de prédilection une aventure entrepreneuriale. Avec Innocress, elle veut contribuer à dynamiser la filière du cresson, une production menacée de disparition en France qui comporte pourtant de nombreux atouts. Rencontre avec une journaliste entre deux mondes professionnels.

Aux côtés de François de Closets, infatigable vulgarisateur économique, essayiste et polémiste, elle signait il y a dix ans L’échéance : La France à reconstruire (Fayard, 2011). Les deux journalistes s’inquiétaient des menaces que marchés financiers et surendettement font peser sur notre pays et proposaient des mesures pour y remédier. Pourfendeuse du principe de précaution, de l’abondance de normes et de l’aquabonisme, elle dénonçait dans son livre suivant intitulé C’est pas ma faute (Éd. du Cerf, 2014) le « mal français » de la déresponsabilisation du politique et prônait une sortie de « l’infantilisation collective ». Polémiste, Irène Inchauspé peut l’être. Constructive, aussi. « Je ne prône ni l’optimisme ni l’idée contraire selon laquelle on irait dans le mur. Il faut se dire que l’on peut améliorer les choses, à l’image de la fameuse légende du colibri : chacun sa part ».

Depuis 2017 la journaliste s’intéresse aux enjeux environnementaux. Métaux rares, réindustrialisation, sobriété ou transition énergétique : la docteure en économie tâche d’approcher ces questions en conciliant l’approche de la chercheuse qu’elle était durant ses études avec la pédagogie journalistique. Mêlant décryptage technique, économique et politique, elle ne s’interdit aucun sujet. « On peut même faire un portrait positif des évolutions de Greta Thunberg dans un journal comme L’Opinion ! » témoigne-t-elle.

Plus entrepreneure qu’activiste, elle décide en 2019 de prendre un congé sabbatique pour créer une entreprise avec son mari. Il se trouve que le moulin à eau que le couple a acheté à Bresles dans l’Oise jouxte une cressiculture. « Le propriétaire des champs était malade, et ne trouvait aucun repreneur pour son exploitation. Ce qu’il nous racontait du cresson, de ses vertus, de l’état de la production en France, a aiguisé notre curiosité. » La journaliste, qui s’est souvent questionnée dans ses ouvrages sur « le défi aventureux de la mondialisation » et l’étiolement de l’industrie qui l’accompagne, est frappée par le manège qu’elle observe depuis sa fenêtre : « On voyait des camions passer devant chez nous pour acheminer la production en Allemagne. Pourquoi exporter ce qui pourrait être valorisé sur place ? Alors nous avons décidé de racheter la parcelle. »

Le couple se rapproche de l’école d’ingénieurs agronomes du coin, l’Institut UniLaSalle de Beauvais, et débauche deux personnes, associées au capital à hauteur de 17%. L’une ingénieure agronome pour travailler sur la recherche et le développement, l’autre sur le marketing. Objectif de l’équipe : « donner une nouvelle vie au cresson ». Trois raisons au moins guident cette entreprise : « Le cresson est la plante qui offre la meilleure densité nutritionnelle de tous les fruits et légumes ; il peut être cultivé partout et sans serres ; par ailleurs la filière française est en déclin alors qu’elle fonctionne très bien par exemple au Royaume-Uni. Le cresson a même obtenu de la part de la Commission européenne le statut de ‘spécialité traditionnelle garantie’ (STG) : il n’y a donc pas de raison à se résoudre à ce qu’il périclite en France ! ».

© Kak

Si le cresson est moins répandu et consommé qu’il ne l’était par nos aïeux, c’est parce qu’il traverse une période d’incertitude dans les années soixante. On accuse alors le cresson sauvage exposé aux ovins et bovins d’être porteur d’un parasite dangereux pour le foie. Aujourd’hui, c’est plutôt sa conservation qui fait obstacle : « Plante fragile, elle ne reste fraiche que dans les trois jours suivant sa récolte. Il fallait innover. Le procédé de zéodratation que nous avons expérimenté permet d’en conserver la saveur et les nutriments sur la durée. Alors nous avons travaillé sur une nouvelle manière de le produire et consommer : en poudre ! ». Et en circuit court, sans additif ni conservateur. Récolté dans trois exploitations et lavé sur place en Picardie, le cresson est séché, réduit en poudre et conditionné en Centre-Val de Loire, puis commercialisé comme complément alimentaire.

Au terme de quatre années de recherche, Innocress a procédé en 2019 à sa première levée de fonds, auprès de la BPI et de la région Hauts-de-France. Le produit est commercialisé l’année suivante, sur le site Internet qui compte 2000 clients réguliers, sur le marché de Beauvais, au Salon du Made in France à Paris, ou encore via un partenariat avec les résidences Sénioriales. Principaux clients : « les seniors qui connaissent la plante et apprécient son goût ; les actifs urbains qui n’ont pas le temps de cuisiner ; et les sportifs en phases de préparation et récupération ». La boite de 30 sachets est vendue 29 euros, ce qui correspond à une cure d’un mois.

L’ambition de l’équipe emmenée par Irène Inchauspé et son mari est de construire une petite usine, créer 10 emplois, et continuer d’investir dans la recherche et développement. Car le cresson, outre ses propriétés nutritionnelles – « 12 fois plus de vitamine C que dans le jus d’orange, 39% de protéines, 25 % de fibres » –  pourrait aussi offrir des perspectives médicales intéressantes. Une campagne d’investissement participatif est ouverte jusqu’au 15 décembre 2022 sur le site Sowefund avec pour objectif de lever 300 000 euros pour consolider le déploiement commercial.

Comment la journaliste appréhende-t-elle le sort médiatique réservé à son projet ? « Encourageant, notamment en radio : notre passage dans l’émission La France bouge sur Europe 1 a généré 150 ventes, et Carnets de campagne sur France Inter plus encore : 1000 commandes ! ».