Journaliste indépendant spécialiste des sujets économiques et sociaux, Pierre Terraz est aussi un reporter photo aguerri, aussi bien sur des terrains de conflits que nationaux. C’est dans cette dernière dimension que s’inscrit son reportage poignant sur le sort des morts de la rue, aussi invisibles que constants. Anonymisés, oubliés, déshumanisés, ces corps sont au cœur du combat de l’association « Morts de la rue », qui brave abus et désintérêts pour demander une « égalité dans la mort ».
Il a reçu le premier prix dans la catégorie « France » et son reportage « Morts sous X » a été publié dans Le Figaro.
« Nommer, c’est faire exister » : sur la trace des morts anonymes – Pierre Terraz
Des milliers de personnes meurent sans avoir été identifiées chaque année en France. Associations et collectifs enquêtent pour retracer leurs histoires et dénoncent des abus dans le traitement de ces défunts, mieux pris en charge ailleurs en Europe.
Un homme est mort dans la rue, ce matin. Alors comme presque tous les jours, au fond de son pull à capuche gris dans l’une des premières matinées froides de novembre, Chrystel Estela tente de joindre le commissariat de référence. Celui du XIIIe arrondissement de Paris, cette fois, en vain.
D’entrée de jeu, la salariée des Morts dans la Rue préfère briser les préjugés : « C’est la rue qui tue, pas les saisons, pas le froid. » L’association, dont l’objectif est de recenser et d’accompagner les sans-abri dans la tombe depuis bientôt vingt ans, décompte 611 décès dehors en 2022 — « toute l’année de manière continue » insiste la coordinatrice. Un chiffre qui serait d’ailleurs loin d’être exhaustif : selon une étude de l’Inserm, environ six fois plus de SDF mourraient tous les ans sans que le collectif ne puisse en prendre connaissance. Parce qu’ils meurent « cachés » chez un ami, à l’hôtel, à l’hôpital. « Les relations que nous avons avec les OPJ [Officiers de Police Judiciaire] sont variables. Il y a ceux qui nous connaissent et nous font confiance pour partager leurs infos, ceux qui font même appel à nous quand l’enquête traîne, et ceux qui estiment qu’ils n’ont rien à nous dire », explique aussi Chrystel Estela. Les dossiers les plus complexes peuvent demander des mois de recherche avant d’être clôturés, parfois sans succès.
C’est donc au cimetière de Thiais (94) qu’il faut se rendre pour réaliser la dimension réelle de l’hécatombe. Là, dans la division des terrains communs sont centralisées les dépouilles des morts sous X de la région parisienne. Les rangées de tombes grises — « style soviétique », ironise Chrystel Estela — s’étalent à perte de vue sur plusieurs centaines de mètres et à différents stades de conservation. Certaines sont fleuries, d’autres laissées en friche sous un amas de branches ne portent même plus de plaque. Parmi elles des sans-abri, sans papiers, personnes âgées isolées… mais aussi des criminels et des corps non-identifiés, victimes d’homicide ou de suicide.
Voilà le cœur de métier des Morts de la Rue ainsi que d’un nombre insoupçonné de collectifs et d’associations à travers toute la France. Leur motivation ? « Il s’agit d’un engagement pour la dignité », explique Geneviève Brichet, ex-conseillère municipale à la ville de Lyon et membre fondatrice du groupe Mort sans toi(t). Le collectif lyonnais prend lui aussi en charge les défunts sans domicile fixe ainsi que « tous ceux sans famille ». « Les rites funéraires existent depuis la nuit des temps chez les premiers hommes et même chez les animaux, c’est une tradition à laquelle tout le monde a droit. Il n’y a pas une motivation religieuse dans mon cas mais un engagement pour l’égalité dans la mort. Pourquoi certains auraient droit à des ‘super rites’ parce qu’ils ont du pognon et de la famille, et d’autres à rien sous prétexte qu’ils sont pauvres et seuls ? », explique la quinquagénaire originaire du Rhône. Chrystel Estela, des Morts de la Rue, se souvient aussi : « Avant notre apparition, huit cercueils étaient enterrés les uns après les autres en une journée à Thiais, sans cérémonie et sans que personne n’ait le droit assister aux funérailles. Depuis que nous existons, cela a changé. »
Pour les accompagnateurs, les deux missions principales sont de retrouver l’entourage et de « personnaliser » autant que possible l’inhumation. Parfois, il y a de belles surprises. À Lyon, Geneviève se rappelle d’un sans-abri Autrichien : « Le défunt vivait dans la rue à Vienne avant de mourir. Il avait été transféré à l’hôpital en France pour quelque chose de grave dont il est décédé ici. On a retrouvé trois de ses copains de rue en Autriche, ils ont tenu à faire le déplacement pour l’enterrer et étaient présents. À l’hôpital, un soignant nous a aussi dit qu’il parlait tout le temps de danser le tango. Aux funérailles, tous ensemble, on s’est passé du tango. » Si religion il y a, les collectifs généralement laïques font aussi appel à d’autres associations religieuses pour organiser la cérémonie. « Et si on ne sait rien du tout du défunt, on lit un texte qui le rattache à l’ensemble de l’humanité », explique Chrystel Estela. Avant de conclure : « Nommer, c’est faire exister, comme disait un philosophe. » Il s’agit de Sartre. On lui rétorque une phrase souvent attribuée à Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Mais la mort sous X ne peut pas être faite de considérations trop spirituelles. Dans les archives des Morts de la rue, une interminable liste nous le rappelle : « Un homme, 26 ans, le 22 janvier 2021 dans les Hauts de France », « Une personne en Haute Garonne » et même « Un bébé, 1 mois, le 31 mars 2021 à Lille ». Parfois un prénom, un surnom ou un âge approximatif — on meurt dehors à 48 ans en moyenne — viennent corroborer une identité liquide. Pour combler ce manque et que « l’intuition devient plus scientifique », les Morts de la Rue publient chaque année une étude épidémiologique sur la mortalité des personnes sans domicile, intitulée « Dénombrer et Décrire ». Le rapport permet d’informer sur un phénomène invisible bien que constant.
Si l’action de ces groupes est avant tout humaniste, elle porte donc aussi une véritable volonté d’alerter le public ; et donc une certaine dimension politique. Car les droits des morts anonymes sont loin d’être toujours respectés. Selon la loi, c’est à la commune de décès de prendre en charge les obsèques d’un défunt mort sans famille ou sans ressources. Sauf que dans les faits, « il y a des villes qui rechignent à s’occuper des funérailles, puisqu’ils considèrent que ce n’est pas leur rôle. Certaines laissent le dossier trainer dans un coin, attendent un, deux ou trois mois sans enterrer le corps jusqu’à ce que les amis craquent… quitte à ce qu’ils s’endettent complètement ou qu’ils acceptent de prendre une charge au moins une partie des frais », confesse Chrystel Estela. En général, soit ces communes sont surchargées et en ont marre de payer, soit elles n’ont pas l’habitude et ne connaissent pas vraiment la règle. « On est là pour leur rappeler leurs obligations », glisse la coordinatrice.
D’autres irrégularités sont aussi notées, à Lyon notamment. « Récemment, il y a eu un défunt pour qui l’enquête policière a duré plusieurs mois et pour qui la fermeture du cercueil ne pouvait donc pas se faire avant. Au bout d’un certain temps, vous imaginez comment est le corps… alors la commune a refusé de s’occuper de l’habiller pour les obsèques. Ça a été pour notre pomme. N’importe qui devrait avoir le droit de partir dans une tenue digne », raconte Geneviève Brichet. Depuis 2012, aussi, une loi relative aux procédures d’identification des personnes décédées rend obligatoire les prélèvements ADN sur un défunt « lorsqu’il est inconnu » — cela en vue de son exploitation à des fins d’identification du corps. Or dans les faits, ces prélèvements qui se font « sur réquisition du procureur de la République », précise le texte de loi, ne sont pas systématiques.
Les coûts engendrés, le manque d’un personnel médical habilité déjà surchargé, et le fait qu’aucun proche ne suive la procédure d’inhumation font que, souvent, la démarche passe tout simplement à la trappe. Résultat : on dénombre en France environ 31 fois plus de morts sous X qu’en Belgique, par exemple (estimation calculée grâce à l’aide d’Adèle Lenormand, épidémiologiste spécialisée, et des journalistes français Charley Zaragoza et belge Anne-Sophie Leurquin).
Des solutions existent pourtant, ailleurs en Europe, pour tenter de mieux identifier les défunts. En Belgique, notamment, la police fédérale diffuse sur internet les photos des corps retrouvés accompagnées d’informations sur les personnes : taille, poids, effets personnels retrouvés sur le cadavre, tatouages ou autres signes distinctifs… Aucun site de ce genre n’existe du côté de la police française, ni de la gendarmerie, qui sont largement en retard sur le sujet. Les autorités françaises recommandent placidement aux proches de disparus de « mener l’enquête par [leurs] propres moyens » et de « s’aider des réseaux sociaux ».
Très peu utilisée en Hexagone, aussi, une technique permet pourtant de faciliter la reconnaissance des défunts inconnus. Il s’agit de l’identification dite « odontologique », ou dentaire, qui repose sur le caractère atypique de chaque dentition. Dent cassée, couronne, plombage, implant ? Ces petites interventions sont propres à chacun. En Belgique et en Suède, les dentistes conservent systématiquement ces informations sur leurs patients. En Belgique, lorsqu’une personne disparaît, son dossier médical est récupéré afin d’être croisé avec les données d’un fichier central sur les corps non identifiés. Cela permet aux autorités de réduire considérablement le nombre de morts anonymes dans le pays : jusqu’à moins de dix certaines années. En France, ces données sont aussi sauvegardées… mais uniquement chez le praticien, ce qui empêche les autorités de les consulter lors de leurs recherches.
L’inégalité jusque dans la mort est une réalité tangible. À Rennes, le collectif Dignité Cimetière plus militant que les autres, pointe du doigt la dernière tendance du milieu funéraire : les « caveaux autonomes étanches ». Cette technologie qui permet une meilleure aération du cercueil, a pour finalité de décomposer le corps du défunt en cinq ans au lieu de dix. Elle est pour l’instant réservée aux terrains communs et non aux sépultures individuelles. « C’est utile, concède un membre du collectif rennais, mais anormal. En fait, la loi impose aux communes d’inhumer les corps pour cinq ans au minimum. Au-delà, ces corps sont extraits puis placés dans des ossuaires ou incinérés. Il y a donc là un objectif de roulement et de rentabilité affiché. » Le collectif dénonce une forme de discrimination pour des corps qui auraient moins de valeur que les autres.
La finalité peut sembler un peu terre-à-terre : faire de la chair un objet d’égalité absolue. Sauf que le combat de ces collectifs peut parfois se révéler salvateur pour les familles des défunts.
« Parfois, les familles découvrent seulement des années plus tard que leur proche a été enterré sans eux », raconte Chrystel Estela. Or, passé les cinq ans, impossible de se recueillir sur une sépulture, et donc difficile de faire son deuil. « À chaque inhumation, nous rédigeons un compte- rendu avec le lieu, l’heure, les textes lu, le temps qu’il faisait ce jour-là… Ainsi nous fournissons aux familles éventuelles des informations sur la cérémonie, et on peut leur faire rencontrer l’environnement dans lequel gravitait leur proche à la rue, les cafés qu’il fréquentait, par exemple », poursuit-elle. Pour cela, le collectif mène l’enquête auprès du Samu social et des différents acteurs de la rue : riverains, maraudeurs, camarades de galère… Et la coordinatrice de finir par se rappeler du slogan de l’association, et son engagement : « En interpellant la société, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants ».