Caroline de Malet est journaliste au Figaro. Chef de service du Figaro Demain, elle figure parmi les pionnières de l’économie sociale et solidaire dans les médias et a très tôt pris conscience de l’importance du journalisme de solutions. Elle aborde pour nous son parcours et son reportage sur « L’escrime thérapeutique pour exorciser les violences », qui se trouve en pré-sélection du Prix Reporters d’Espoirs 2023 de l’innovation sociale.
Vous êtes journaliste, notamment grand reporter, au Figaro depuis près de 30 ans. Comment avez-vous évolué dans cette maison ?
Je suis d’abord passée par plusieurs rédactions, pour lesquelles j’étais salariée, puis j’ai démissionné pour devenir pigiste dans l’idée de faire des reportages à l’étranger. Je travaillais alors pour plusieurs médias, avec des rubriques hebdomadaires dans Le Point et Le Figaro, et aussi pour Les Echos Management. Cette situation, qui me demandait beaucoup de travail et de présence, m’a vite empêchée de réaliser les reportages que je souhaitais faire, m’amenant à accepter une offre d’embauche du Figaro. J’y suis depuis restée. C’est finalement dans le cadre de ce poste salarié que j’ai pu faire le plus de reportages. Et le fait de faire partie d’une grande maison m’a permis de travailler avec des personnalités stimulantes et de changer plusieurs fois de poste.
Des reportages, des rencontres qui vous ont marqués ?
Beaucoup m’ont marquée. Je pense à Tchernobyl, où je suis allée en 2006 lors du trentième anniversaire de la catastrophe, et au souvenir ému de Prypiat, la ville fantôme qui hébergeait les ouvriers de la centrale, aux interviews que j’ai faites de Mikhaïl Gorbatchev, au portrait du Dalaï-Lama à la suite d’une entrevue particulière d’une heure… Je suis une amoureuse de l’Asie, que j’ai sillonnée dans tous les sens – je parle chinois – et suis allée plusieurs fois en Afrique du Sud, un pays extrêmement attachant avec des problématiques complexes qui prennent aux tripes.
Au-delà de ce travail de grand reporter, vous avez eu une carrière éclectique au sein du Figaro.
Oui, j’ai commencé au service Economie puis suis assez vite passée aux questions environnementales, dont les problématiques qui émergeaient à la fin des années 1990 m’ont passionnée. Le service sciences m’a permis de les aborder de manière plus transversale. J’ai ensuite rejoint le service Débats et Opinions à la naissance de ma fille, un poste très stimulant intellectuellement mais plus sédentaire, qui me convenait alors mieux. Puis j’ai eu mon déclic journalistique, à l’origine de la création du service Le Figaro Demain en 2015 : moi qui me voulais auparavant observatrice neutre des événements, je ne pouvais plus m’y résoudre après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Ma vision du métier a changé, et je ne pouvais plus faire autrement que m’engager.
Vous avez écrit un livre quand vous étiez au service sciences, intitulé « Climat en débats, pour en finir avec les idées reçues ». La climatologie, cette science de l’environnement, était alors la grande oubliée des médias ?
J’ai effectivement écrit ce livre après avoir beaucoup travaillé sur le changement climatique à l’époque où le sujet suscitait des débats nourris avec les climatosceptiques. Depuis, le traitement médiatique de l’environnement a beaucoup évolué : il était quasiment uniquement placé sous le signe du catastrophisme il y a encore une vingtaine d’années, rendant le sujet peu audible pour le grand public entre jargon scientifique d’un côté et militantisme des ONG de l’autre. Aujourd’hui, il est devenu plus positif, en partie grâce au journalisme de solutions. C’est pour cela que je me suis tournée vers ce type de journalisme en créant Le Figaro Demain, qui agrège tous les articles de la rédaction ayant une approche de solutions aux problèmes de société.
Crier dans le désert avec des messages de désespoir, ça n’attire personne : il fallait donc trouver une façon de toucher les citoyens de plus près, à même de les concerner et d’impacter leur portefeuille. Et cela passe, à mon sens, par des articles concrets, sans pour autant se cantonner à des articles anecdotiques. Pour éviter l’écueil du « journalisme de Bisounours » qui nous a été parfois reproché – à tort car il est plus difficile de trouver des solutions originales que de parler des problèmes – il faut également nous efforcer de faire des enquêtes de fond agrégeant plusieurs initiatives pour aborder des problématiques globales, à plus large échelle.
Ce virage vers le journalisme de solutions s’est-il répercuté sur vos lecteurs ?
Dès que nous abordons les sujets avec des angles impactants pour les lecteurs, qu’il s’agisse d’environnement ou d’économie sociale et solidaire, l’effet sur les audiences est très net. La preuve que ce journalisme de solutions fonctionne et attire ! Les attentes des lecteurs sont très fortes, les citoyens comme les entreprises se sentant démunis face aux problématiques environnementales. Notre combat est donc, sans les culpabiliser, de leur apporter ces solutions, des plus minimes aux plus complexes.
La rédaction du Figaro vous a-t-elle suivie dans votre démarche de création du Figaro Demain ?
Tout à fait ! Le Figaro, valorisant beaucoup l’initiative individuelle, m’a beaucoup soutenue au départ. Malgré tout, il faut toujours se battre pour avoir plus de visibilité, un chemin de croix connu de tous les journalistes de solutions dans un média généraliste. J’ai l’impression de revivre le traitement médiatique de l’environnement : d’abord personne n’en parle, puis il se cantonne à des rubriques bien précises, et enfin il infuse dans toutes les rubriques du journal. Malheureusement, même si j’espère me tromper, je crains que l’économie sociale et solidaire ne fasse jamais la Une des journaux.
Elle est en tout cas en pré-sélection du Prix Reporters d’Espoirs de l’innovation sociale, avec votre reportage qui met en avant « l’escrime thérapeutique pour réparer les survivantes ». Pourquoi ce sujet ?
Je trouvais cette initiative particulièrement originale, et extrêmement impactante auprès des intéressées. C’est un parcours qui a changé des vies, à travers un travail par le corps souvent négligé dans les thérapies orales. Et le champ d’application à d’autres problématiques sociales est très large, des troubles de l’attention aux hauts potentiels intellectuels en passant par les traumatismes et violences psychologiques. Les besoins sont d’ailleurs énormes, comme le montre le nombre astronomique de candidatures reçues chaque année : je voulais donc non seulement faire connaître cette initiative auprès des professionnels aptes à diriger les patients vers ces structures, mais aussi les encourager à créer des structures comparables. J’en ai moi-même entendu parler grâce au livre « Touchées », ensuite adapté en téléfilm, qui abordait le sujet il y a environ un an.
Votre reportage décrit les séances de manière assez brutale : des vomissements, des cris déchirants, des envies de meurtre… Est-ce en dépeignant le quotidien dans ce qu’il peut avoir de plus violent, de plus vrai, que l’on parle aux lecteurs ?
Pour comprendre une problématique, il faut incarner les sujets et s’affranchir de l’abstrait. Apporter du concret, aussi cru soit-il, est nécessaire pour toucher les lecteurs et leur faire prendre conscience du cheminement de certaines des victimes. Cela est particulièrement vrai dans le cadre de l’ESS (économie sociale et solidaire) : ne pas aborder l’émotion, le côté humain, c’est passer à côté du sujet.
L’idée de symbole est très forte dans votre reportage, les hommes étant vêtus de noir et masqués pour permettre aux victimes, majoritairement féminines, de projeter l’image de leur agresseur. La clé d’un « exorcisme » réussi ?
Les hommes ne sont pas les seuls à pouvoir être considérés comme des agresseurs, d’ailleurs les femmes combattent souvent en tandem. C’est surtout le masque qui permet à la fois d’identifier son adversaire à n’importe quel agresseur potentiel, mais aussi de se protéger soi-même. Pour le comprendre, il m’a été indispensable de vivre une séance en me mettant dans la peau d’un des participants.
Vous évoquez les amnésies traumatiques. Sont-elles fréquentes parmi les participants ?
Oui, et cette thérapie par le sport permet de faire revenir à la conscience certains souvenirs enfouis depuis des décennies. Le corps a une mémoire, qui réapparaît au gré de réactions instinctives à telle ou telle situation. Avec un sabre à la main et un adversaire en face, on n’a pas le temps de réfléchir : le corps prend le contrôle sur le cerveau, ce qui aide aussi les personnes souffrant de haut potentiel intellectuel (HPI) ou de trouble de l’attention et de l’hyperactivité (TDAH) à se déconnecter de leur cerveau.
Vous êtes cette année cinq femmes présélectionnées pour le Prix Reporters d’Espoirs de l’innovation sociale. Un hasard sociologique ?
Il est certain que ce n’est pas un hasard. Si l’économie sociale et solidaire intéresse probablement autant les hommes que les femmes, je pense en revanche que les femmes, ayant traditionnellement plus la fibre sociale, sont plus attentives à ce type d’actions concrètes.
Propos recueillis par Paul Chambellant pour Reporters d’Espoirs