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Nouveaux récits

Les médias doivent-ils véhiculer de « nouveaux récits » ?

By Agenda, L'actu de Reporters d'Espoirs, Le Lab, Nouveaux récitsNo Comments

Dès notre plus jeune âge, nous nous forgeons avec des narrations qui nous permettent de comprendre le monde adulte, les travers humains, les cultures et les mœurs. Les histoires ne sont pas destinées qu’aux enfants. Des récits religieux, fictions, séries, divertissent aussi les adultes et structurent leurs repères de vie. Quant aux médias d’information, ils contribuent à façonner la vision que les citoyens ont de la société, par la manière dont ils racontent la vie politique et économique. Les rhétoriques sociales, politiques, médiatiques, écologiques actuelles seraient-elles dépassées, et empêcheraient-elles l’émergence de nouveaux imaginaires ? C’est ce que prétendent les défenseurs de « nouveaux récits » qui revendiquent des narrations plus en phase avec leurs aspirations – souvent écologiques ou sociales. Pour tenter de définir cette notion qui fait florès, nous avons interrogé d’une part Antoine Buéno, essayiste et prospectiviste, et d’autre part Jean-François Rochas-Parrot, alias « Jeff » des « ÉcoloHumanistes ». Deux visions, deux récits, qui témoignent de la subjectivité de la notion.

Les ingrédients clés d’une transformation des récits

Les « nouveaux récits », de quoi donc peut-il bien s’agir ? Pour Antoine Buéno, essayiste et conseiller au Sénat sur les questions de transition écologique, « le terme peut désigner quelque chose de concret qui est la question de l’imagination dans les projections que l’on peut faire au sujet de l’avenir ». Une discipline existe pour cela : la prospective.  « Pour faire de la prospective, il faut des informations concrètes, de la data – ce peut être des rapports, des articles scientifiques-, et aussi de l’imagination car ce qui advient, le réel, est toujours un défi à l’imagination. Vu du passé, le présent ressemble à un récit de science-fiction. Sans imagination et sans prise de risque vis-à-vis de la narration et des scénarios que l’on va élaborer, on a vraiment toutes les chances de ne pas être pertinent en matière d’anticipation et de projection du futur. Il y a donc une véritable importance à créer du récit. »

Pour Jeff des ÉcoloHumanistes – blog de penseurs qui réalisent des infographies et formations (avec Animacoop) pour partager des scénarios qui permettraient de « tendre vers un monde plus épanoui » – : «Il y a des milliers d’histoires. Ce qu’on comprend des gens qui parlent de nouveaux récits, c’est qu’il faut changer notre imaginaire ou du moins changer les valeurs fortes actuellement dominantes. Par exemple, dans l’éducation, c’est la compétition qui est mise en avant, alors que valoriser d’avantage la coopération peut être la base d’un nouveau récit qui permette de penser l’interdépendance plutôt que l’individualisme. »

Un consensus s’esquisse : le terme de nouveaux récits n’a pas de définition claire.

Hystérie de la nouveauté, multitude de futurs possibles

La volonté de parler de « nouveaux » récits, semble s’inscrire dans un courant de modifications quasi-systématiques des concepts, systèmes, fonctionnements. « Nous vivons dans un monde qui est dans une folie, une hystérie de la nouveauté » indique Antoine Buéno. « Vous avez dû remarquer qu’il faut tout changer, en permanence. Les systèmes informatiques en sont une caricature : il faut tout changer et tout revoir même si ça fonctionne très bien ». C’est ainsi que le concept de « récits » se voit, lui aussi, affublé de la caractéristique nouvelle. « J’imagine qu’un récit n’est « nouveau » que si on lui accole l’étiquette « nouveau » mais parmi tout ce qu’on appelle les « nouveaux récits », qu’est ce qui est véritablement nouveau ? Il existe une guerre de l’imagination qui se joue en fonction de ce que nous souhaitons voir advenir demain. Voulons-nous d’une société qui ressemble à celle de La petite maison dans la prairie ou à celle de Star Trek ? Dans les deux cas, on va agir de manière drastiquement différente pour conquérir, coloniser les esprits et les mentalités. Il s’agit d’un enjeu qui est à la fois social, sociologique, psychologique, culturel et in fine politique. Entre La petite maison dans la prairie d’un côté et de l’autre côté Star Trek, je reconnais des oppositions qui ne sont pas nouvelles et que l’on retrouve chez Rousseau et Voltaire. »

Au fond, n’y a t-il pas autant de récits d’un futur possible que d’auteurs, animés par leurs propres convictions aussi subjectives soient-elles ?

Pour Antoine Buéno, il existe un récit qui lui semble le plus adapté face aux problèmes actuels : « celui de la croissance verte, c’est-à-dire un mode de production, un mode d’existence de l’humanité économique qui permette de desserrer notre étau sur la planète et donc d’alléger notre empreinte environnementale. Selon moi, abolir le capitalisme serait la pire des solutions. Le seul récit qui me semble crédible et sur lequel on puisse compter est le récit d’un capitalisme radicalement transformé, d’un capitalisme qui demeure la dynamique de la société. C’est-à-dire maintenir la dynamique de la croissance pour la mettre au service d’un verdissement de l’ensemble de nos activités ». Le récit promu par les ÉcoloHumanistes repose sur deux autres concepts : la robustesse et l’interdépendance. « Le concept de robustesse est inspiré des travaux d’Olivier Hamant, chercheur en biologie à l’INRAE à Lyon, qui postule que les humains sont accros à la performance. Face à cela, la solution serait la robustesse, définie comme la capacité d’un système à rester stable malgré les fluctuations extérieures. La performance est ici considérée comme le récit dominant, et la robustesse le nouveau récit, selon Jeff. Je trouve qu’avec ce terme, il est plus facile de parler de thématiques écologiques à certains publics, notamment les populations les plus favorisées et éduquées. Alors qu’avec un récit comme celui de la décroissance, on perd vite tout le monde. »

L’espace médiatique, lieu propice au relai de nouveaux récits

Le rôle des médias et des journalistes dans le façonnement des représentations du présent, et d’un futur possible, est primordial. Jeff conçoit que « on ne peut pas créer un nouveau récit de toute pièce : c’est un engouement, et c’est un espace médiatique qui le relaie, le diffuse, les journalistes y participent beaucoup, à travers ce que nous voyons à la télé, dans les articles… » . Pour Antoine Buéno, « les médias ont à l’évidence un rôle dans la prédominance d’un imaginaire ou d’un autre. » Le journalisme, défini par Antoine Buéno comme « une matière molle, une matière mouvante qui s’adapte à son temps, à ses besoins », a pour vocation d’emporter la confiance que les gens accordent aux médias,« face à un monde qui est de plus en plus clivé par les réseaux sociaux, les algorithmes, les smartphones [et] potentiellement réinventer le journalisme pour essayer de contrer la défiance. » Les formes de journalisme telles que le journalisme de solutions, ou encore le slow journalism et le journalisme d’investigation sont autant de représentations de la réalité qui permettent de donner à voir une facette complémentaire du monde et de la société. « Aujourd’hui, la majorité des médias français militent en faveur de l’imaginaire de la décroissance, il y a là un parti pris médiatique parce qu’il y a une dominante de gauche qui s’exprime » estime Antoine Buéno.

Alors qu’il existe autant de récits que d’orientations politiques et sociales, le rôle du journalisme, par sa capacité à raconter une époque et livrer des faits de manière dépassionnée, serait-il la base de l’esquisse d’un imaginaire commun ?

 

Propos recueillis par Léa Varenne pour Reporters d’Espoirs

Crédits photographiques : Christophe Hautier pour Unsplash

 

[La chronique d’Eva Roque] Jeunesses de tous écrans, montrez vos visages !

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Comment est représentée la jeunesse française de ces trente dernières années sur nos écrans ?  Les récits fictionnés ou documentés reflètent-ils la diversité de cette classe d’âge ?

Eva Roque est journaliste culture et média. Vous la retrouvez sur les ondes de France Inter, dans la presse (Libération, La Tribune), comme à la télévision (C L’Hebdo sur France5). Elle chronique pour la Revue Reporters d’Espoirs dont est extrait cet article qui vous est offert gratuitement.

Xavier a débarqué à Barcelone avec un petit polo décontracté. A Bruxelles, Samy a opté pour le costume cravate, pendant que Vinz ou Maimouna ont bien du mal à quitter leur survêt dans leur banlieue parisienne. Un défilé de tenues aussi diverses que la jeunesse française s’étalant sur nos écrans.

En 2002, les héros et héroïnes de « l’Auberge espagnole » de Cédric Klapisch brillaient par leur insouciance et une forme de folie douce. Plus de vingt ans plus tard, le réalisateur imaginait une série – « Salade grecque » – mettant en scène les enfants de ses premiers personnages. Ils font toujours la fête, mais sont animés d’un certain sens politique, d’un désir de justice, incarnant au passage une grande partie des problématiques de la société française des années 2020, de la situation des réfugiés aux enjeux post #metoo. Klapisch ne revendique pas un regard sociologique mais en s’emparant du sujet de la jeunesse, il parvient à capter une époque. A nos confrères du magazine Première, il expliquait : « j’ai choisi de travailler avec de jeunes scénaristes qui ont nourri ma réflexion. Ensemble, on a écrit et fait le casting, en interrogeant la vision actuelle des jeunes européens. C’était un travail presque journalistique ».

La série ne connaîtra malheureusement pas le succès du film. A se demander si le cinéaste n’a pas réalisé une œuvre sur la jeunesse destinée aux adultes, plus qu’une fiction parlant de la jeunesse et pour la jeunesse.

Un écueil récurrent dans les fictions qui tentent pourtant de représenter avec justesse cette catégorie d’âge. Comme s’il fallait tout faire pour ne pas trahir ces jeunes et leurs idéaux. Une jeunesse plurielle : technocratique dans la série « Parlement » (épisodes disponibles en Replay ici), banlieusarde et révoltée dans « La Haine » ou « Divines », rurale et en recherche d’ascension sociale dans « La voie royale », amoureuse et passionnée dans « La vie d’Adèle » d’Abdellatif Kechiche. La jeunesse devient alors un relais des thèmes sociétaux, offrant au passage une photographie de la France. La fiction s’accroche à la réalité, flirtant parfois avec le documentaire.

En matière de documentaire, il faut voir l’œuvre remarquable de Sébastien Lifshitz « Adolescentes » et ce travail au long cours qu’il effectue en filmant Emma et Anaïs, de leurs 13 ans à leur majorité. Ou encore « Samedi soir » de Benjamin Montel et Antonin Boutinard Rouelle qui nous immergent dans l’intimité de quatre groupes de jeunes adultes aux parcours si différents.

Et que dire du documentaire immensément poétique de Matthieu Bareyre « L’époque », une traversée nocturne dans le Paris d’après Charlie où il est question de bonheur, d’avenir, mais aussi de peurs et d’incertitudes.

Chaque fiction, chaque documentaire capture ainsi un instant. Un moment daté, ancré dans une géographique, dans une classe sociale aussi.

Contrairement à un autre genre cinématographique qui lui s’illustre par une forme d’intemporalité : les « teen-movies ». Comprenez les films d’adolescents évoquant avant tout les premières fois : premier baiser, premier coup de foudre, première expérience sexuelle… « La Boum », « Lol » ou encore « Les beaux gosses » usent de la comédie pour traiter ces sujets. Des films à voir et revoir, à transmettre à d’autres générations. Comme si ces œuvres ne vieillissaient pas et exposaient un visage éternel de notre jeunesse.

Dans toutes ces représentations plurielles, on pourrait regretter cependant le peu de films reflétant des personnes jeunes en situation de handicap. Alors on se réjouit de la série « Mental » se déroulant dans l’univers d’un service pédopsychiatrie, de « Lycée Toulouse-Lautrec » (TF1) narrant le quotidien d’un établissement accueillant des élèves en situation de handicap, de « Hors normes » d’Eric Toledano et Olivier Nakache qui n’hésitent pas à mettre en scène de jeunes autistes, ou encore du formidable « Patients » de Grand Corps Malade et Medhi Idir, plongée drôle et émouvante dans un centre de rééducation.

« Désespoir, amour, gaieté. Qui a ces trois roses enfoncées dans le cœur a la jeunesse pour lui, en lui, avec lui » écrivait Christian Bobin. Et si c’était cela que l’on attendait d’une œuvre sur nos écrans ?

[Interview] Le design fiction pour « éviter de laisser les autres choisir le futur de l’information à votre place » – Nicolas Minvielle

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En plus d’être le cofondateur du collectif de designers, anthropologues, et prospectivistes « Making Tomorrow », Nicolas Minvielle est professeur de design et de stratégie à Audencia Business School, dont il dirige le master « Marketing, Design et Création ». Il travaille également à la coordination de la « Red Team », groupe d’auteurs de science-fiction qui mettent leur imagination au service du ministère des Armées pour plancher sur des scénarios souvent dystopiques. Son leitmotiv : « susciter l’imagination de scénarios alternatifs, de mise en mouvement, pour que le pire ne se produise pas, mais bien le meilleur possible ». Il a publié lundi dernier aux éditions Hold Up, « Design fiction et plus pour votre organisation, un guide pour construire demain », que vous pouvez vous procurer sur https://www.okpal.com/making-tomorrow/#/

Gilles Vanderpooten – Vous êtes spécialiste en « design fiction ». De quoi s’agit-il ?

Nicolas Minvielle – Le designer Julian Bleecker, auquel on en attribue la paternité, le définit comme « l’emploi intentionnel d’un mélange de faits de sciences et de fiction pour suspendre le sentiment d’incrédulité face à un futur possible ».

Le futur est une zone de conflit, les gens veulent s’y projeter et se l’approprier, ce pourquoi il est important de le mettre en fiction.

Durant la guerre froide, chacun développait ses outils : quand le bloc de l’Est misait sur la statistique, les États-Unis misaient sur le croisement des opinions d’experts avec la méthode Delphi. Le design-fiction est un outil né il y a une dizaine d’années, par lequel on peut imaginer des visions de l’avenir qui se démarquent des visions dominantes. Il s’agit de stimuler l’imagination en « jouant » avec le futur. En imaginant des scénarios, en créant les maquettes de différentes versions possibles de ce que pourrait être demain.

Cette discipline est en construction. Avec le collectif Making Tomorrow, on fait de la recherche poussée pour en appréhender l’impact. Comment ces histoires ont-elles été appropriées par les organisations ? Ont-elles modifié les visions et actions des gens ? Le point de vue scientifique est indispensable pour évaluer la réalité de la chose.

Le manuel que nous publions ces jours-ci, Design fiction et plus pour votre organisation, un guide pour construire demain, présente les techniques nécessaires à la mise en œuvre d’une approche de design-fiction au service des stratégies et des organisations.

Les outils de notre époque (twitter, info en continu, vidéos tiktok, communication tous azimuts…) ont tendance à nous confiner dans l’immédiateté de l’actualité. Là, il s’agit de proposer des outils de réflexion pour le temps long ?

Le design-fiction veut amener les entreprises à se projeter au-delà des 3 à 5 ans d’exercice stratégique… sachant que ces délais sont eux-mêmes trop longs pour répondre à l’incertitude du monde dans laquelle nous naviguons !

C’est pour cela que l’exercice fait faire des allers-retours entre temps court et temps long. Se projeter dans ce qui semble essentiel à une prise de conscience collective pour une mise en mouvement à grande échelle, afin de réorienter l’action dans un sens souhaitable.

Outre l’entreprise, un domaine qui parait d’autant plus évident à l’heure de la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine, c’est celui de la défense. Vous travaillez avec les Armées –de terre, de l’air, de la marine.

Au sein de la « Red Team » dans laquelle j’interviens se rassemblent des auteurs, scénaristes de science-fiction, scientifiques et militaires, pour imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle a notamment pour objet d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer de potentiels conflits à l’horizon 2030-2060.

Quels nouveaux types de conflits envisagez-vous avec cette méthode ?

Hacking des implants neuronaux, émergence de sphères communautaires développant une réalité alternative, bioterrorisme face au changement climatique, guerres cognitives s’appuyant sur la désinformation de masse, polarisation du monde en hyperforteresses et hyperclouds… Ou encore, plus « positivement » si je puis dire, guérison spectaculaire d’une patiente atteinte de stress post-traumatique par un implant neuronal qui modifie sa perception de la réalité. Voilà quelques exemples parmi d’autres.

Le scénario d’une guerre contre l’Ukraine avait semble-t-il été prévu, planifié, et même formulé par Poutine il y a plusieurs années.

Cela n’a effectivement pas empêché de se réveiller un matin en découvrant qu’il était passé à l’action.

On peut donc tout à fait imaginer, projeter, anticiper la catastrophe… sans pour autant mettre en place les moyens de s’en prémunir.

Quand des puissances sont asymétriques, la plus forte se croit tout permis. C’est ce que nous apprenait Thucydide déjà au Ve siècle avant Jésus Christ, racontant L’Histoire de la guerre du Péloponnèse opposant les Athéniens à la petite cité de Mélos. Dans le Dialogue mélien, dans la bouche des Athéniens, « la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder ». C’est ainsi que les Athéniens mettent leur menace à exécution, assiègent la cité, tuent les hommes, esclavagisent femmes et enfants, et rayent Mélos de la carte…

Aujourd’hui quand l’Europe parait faible, tout le monde gueule. Et quand elle a des velléités de se doter d’une armée européenne supranationale, ou que des nations projettent d’augmenter le budget de leur propre Défense, l’acceptation des citoyens ne semble pas évidente. De ce point de vue, la réalité a ceci de particulier qu’elle a parfois la capacité de dépasser la fiction…

Revenons aux scénarios de design fiction. Ils sont souvent négatifs, dystopiques, alarmistes. En quoi imaginer le pire est-il plus pertinent, crédible, ou captivant que de prendre le parti de l’utopie ?

Nous les humains sommes des animaux à histoire : la narration est importante pour nous. Or on a tendance à vite s’ennuyer dans une utopie : vous n’allez pas passer deux heures au cinéma pour entendre parler d’un monde parfait. Vous vous attendez à une tension, un ennemi, une résolution ; une perspective étendue qui ait pour objectif de résoudre un problème.

Dans un exercice fait récemment on a demandé aux gens « comment mieux vivre ensemble en 2035 ». Ils ont partagé 40% d’utopies et 60% de dystopies. Le problème avec les utopies envisagées c’est qu’elles sont rarement originales : on tourne toujours grosso-modo autour des cinq mêmes scénarii : Ecotopia, utopia, la Belle Verte, les Cités Végétales de Schuitten etc. De plus on se retrouve avec une collection de points de vue, propres à ce que vit, pense, ressent, chaque personne, et ça ne fonctionne pas, parce qu’on ne vit pas les mêmes enjeux. A contrario, on se rend compte que raconter des dystopies offre des tractions plus fortes, une capacité supérieure à se projeter ensemble.

Des travaux de recherche ont été menés sur ce sujet. Et l’Histoire nous fournit des exemples de notre incapacité à créer des utopies globales qui marchent.

Nous on va chercher les conséquences inattendues, les usages non souhaitables, pour trouver les réponses. On assume les parts de l’ombre – pour le dire vite, on assume que votre voisin reste jaloux de votre nouvelle voiture-, on assume les complexités partant du principe qu’il n’y a et qu’il n’y aura pas de monde parfait.

Pour autant, il ne s’agit pas de faire de la peur le moteur central de la réflexion. Car projeter le pire n’est –heureusement- pas la garantie d’avoir raison ! J’aurai pu imaginer une dystopie il y a dix ans de la ville dans laquelle je vis, mais globalement il faut reconnaitre que la vie est chouette à Nantes…

Vous êtes récemment intervenu auprès de Reporters d’Espoirs. Que peuvent apprendre les journalistes des méthodes de prospective utilisées par les directions de la stratégie des grandes entreprises ou par l’armée, tout en restant attachés à leur mission première : rendre compte du réel ?

Remarquez que les journalistes sont parfois les personnages principaux de récits de science-fiction : c’est le cas du héros principal de la bande-dessinée Transmetropolitan (journaliste version extrême !) ; ou de celui d’Ecotopia [scénario d’un système économique et politique écologiquement vertueux, imaginé en 1975 par Ernest Callenbach] qui d’abord critique et cynique, finit par se convaincre de la pertinence du système qu’il découvre.

L’idée de l’exercice de créativité mené avec Reporters d’Espoirs à l’occasion de l’événement La France des solutions [le 15 décembre 2021] était de regarder ce que les imaginaires peuvent raconter à vous journalistes, qui avez souvent le nez dans le guidon de l’actualité. Les scénarios que l’on projette sur votre métier sont essentiellement dystopiques : un monde de l’information hacké, en proie aux fake news, en rupture avec les citoyens…Dans le monde de demain, votre métier de journaliste quel sera-t-il ? Bref, il s’agissait d’imaginer des versions de l’avenir du journalisme. Une manière de réfléchir à comment améliorer les choses, à comment éviter de laisser les autres choisir le futur de l’information à votre place.

Du point de vue du journalisme de solutions que promeut Reporters d’Espoirs, il me semble que c’est une perspective intéressante. Votre démarche -rendre compte des dysfonctionnements comme des remèdes- fait précisément écho à celle du design-fiction : envisager le scénario du pire tout en examinant comment l’éviter.

Les imaginaires sont importants, c’est le terreau de demain. Apprendre à tirer le fil sur la base de ce que vous décrivez des faits ici et maintenant pour aller plus loin que l’actualité, penser un temps un peu plus long pour le journalisme, est certainement utile.

Une innovation à partager avec la profession journalistique ?

Je suis fasciné par les débats qui se tiennent dans la twittosphère. Le sujet de « la vérité » y occupe tout un tas de gens. Pas seulement des complotistes, mais aussi des observateurs du complotisme et des gens de bonne volonté qui cherchent, travaillent sérieusement sur des dossiers, confrontent scrupuleusement des sources, s’efforcent de commenter de manière constructive… Ce sont souvent eux les « rois » de la newsroom sur les conflits. Regardez par exemple la section « War zone » du site américain thedrive.com : elle est alimentée par des spécialistes de la défense et la sécurité, et près d’un quart des contenus est constitué de tweets. Ils agrègent du factuel, des photos de googlemap, disent leur désaccord avec les twittos… prennent des précautions oratoires, reprennent leurs articles en fonction de l’interaction et affichent leurs modifications en transparence. De vrais geek contribuent, parfois des gamins de 16 ans qui auraient presque les capacités d’analystes de la NSA !

Voilà peut-être une inspiration pour des journaux que je trouve globalement très « top-down » et parfois trop lisses, trop contraints. Ils pourraient envisager des articles plus courts avec davantage de diversité de points de vue, des inserts de tweets, des justifications… Ce peut être utile pour contrer les complotistes qui disent à chaque fois « élargissez vos sources » : pourquoi ne pas insérer leurs tweets en démontant à quel point ils sont ineptes ?

L’idée d’un agrégat de flux d’informations qui permet de faire émerger de la sérendipité en interaction avec le journaliste me semble une piste à explorer. A vous, journalistes et rédactions, d’en décider !

Interview réalisée par Gilles Vanderpooten.