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« Il faut d’urgence lier État de droit et État social » – Marie Boëton, grand reporter à La Croix L’Hebdo et lauréate du Prix Reporters d’Espoirs de l’innovation sociale

By 8 décembre 2023janvier 22nd, 2024No Comments

Marie Boëton est journaliste et grand reporter à La Croix L’Hebdo. Elle a été distinguée la semaine dernière en recevant le Prix Reporters d’Espoirs de l’innovation sociale 2023 avec son reportage « Avec Éco Habitat, accélérer la rénovation thermique ». Passionnée de droits humains, elle a longuement travaillé sur le sujet et détaille pour nous sa pratique journalistique.



Quel parcours vous a amenée jusqu’à La Croix L’Hebdo ?

J’ai d’abord fait une licence de philosophie et des études à Sciences Po, sans passer par une école de journalisme. J’ai débuté dans le métier en 2004 en tant que pigiste aux États-Unis – où je suivais mon conjoint en poste là-bas – avant de travailler en tant qu’attachée de presse au siège de l’ONU. C’est ce qui m’a amenée à vraiment m’intéresser aux droits humains, puis à saisir, trois ans plus tard, l’opportunité de diriger la rubrique Justice au journal La Croix.

Après 10 ans à cette fonction, je suis devenue grand reporter pour le magazine La Croix L’Hebdo, le supplément du week-end. J’y garde toutefois mon tropisme pour les droits humains, et notamment la question des droits fondamentaux en France et à l’étranger. J’anime d’ailleurs le podcast estival hebdomadaire « Les nouveaux Mandela » depuis deux ans à La Croix puis sur France Inter, qui met en avant des parcours de vie peu connus et pourtant exceptionnels à l’étranger. L’idée est de montrer que le changement, et l’engagement, sont à portée de main.

Comment identifiez-vous vos interlocuteurs ?

J’ai longtemps animé un podcast consacré aux droits fondamentaux, « Angle droit ». Il m’a permis d’interagir avec diverses ONG, viviers d’acteurs du changement à petite échelle, avant d’être nommée à la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme.

Le reportage pour lequel vous êtes primée par Reporters d’Espoirs porte pourtant sur la rénovation thermique, un sujet apriori éloigné des droits humains.

Ça a été un choix collectif de faire un numéro de La Croix L’Hebdo (paru le 9 septembre 2023) orienté sur les solutions, pour contrer la morosité ambiante en donnant à voir ce qui se fait sur le terrain. Il m’a semblé important d’articuler « fin du monde et fin du mois », c’est-à-dire transition écologique et solidarité en prenant en compte une forme de désespérance sociale. À mon avis nous ne pourrons relever les défis climatiques qui nous attendent qu’en embarquant la population, sans envisager l’écologie sous le prisme unique de l’injonction qui ignore trop souvent les contraintes plus immédiates.

Vous parlez de votre surprise devant le nombre de Français vivant sans électricité. Votre reportage vous a remuée ?

Énormément. Parfois je peinais à croire ce que mes yeux voyaient : des gens qui, sans s’en plaindre et peut-être même sans réaliser l’écart avec le reste du pays, sortent leur lampe de poche pour aller dormir, vivent dans des murs humides et pourris… J’ai été très interpellée par le lien assez évident entre l’indignité de ces conditions de vie et les droits fondamentaux, dont le fer de lance est l’égale dignité de chacun normalement garantie par l’État de droit. Ce contraste les amène à se détourner de la chose publique et prépare à mon sens des dérives politiques graves.

Il faut d’urgence lier État de droit et État social, sans quoi l’égale dignité des citoyens et la démocratie, brandies comme valeurs fondamentales, deviennent purement formelles. Si la vie de ces citoyens ne change pas au gré des alternances politiques, comment s’étonner des discours abstentionnistes et de la popularité de candidats « hors-système » qui prétendent pouvoir tout changer ? Il y a un lien évident entre transition écologique, question sociale et pérennité de la démocratie.

Votre reportage a séduit le jury par le fait que vous ayez embarqué un lecteur sur le terrain de votre reportage. Pourquoi ce choix ?

Il est important d’essayer de remédier à la posture trop souvent verticale et descendante des journalistes vers leurs lecteurs, d’autant plus dénoncée à l’heure de l’horizontalité portée par les réseaux sociaux. En tant que professionnels de l’information, il faut s’interroger sur nos pratiques et accepter de les réviser pour faire davantage place à ceux qui nous lisent, sans toutefois se départir de notre déontologie et notre expertise. Quelque chose se joue aujourd’hui : les journalistes vivent à l’évidence une crise de légitimité patente et ont, dans le même temps, une utilité sociale et publique plus importante que jamais à l’heure des fake news.

Quel regard portez-vous sur les réseaux sociaux ?

Je pense que ce ne sont que des canaux, des techniques qui charrient les meilleures causes comme les pires. S’ils démocratisent d’un côté la parole publique, notamment dans les pays non démocratiques comme l’Égypte et l’Iran où ils ont permis l’organisation de manifestations, ils amplifient de l’autre côté les fake news et les paroles les plus outrancières, simplistes et manichéennes du fait de leur agencement. La question porte donc non pas sur le bien ou le mal des réseaux sociaux, mais sur l’usage qu’on en fait.

Vous parliez des journalistes comme de « transmetteurs de récits ». Ont-ils un rôle à jouer en tant que diffuseurs de solutions ?

Oui, complètement. La manière de cadrer un sujet, en mentionnant ou pas ses potentielles (ré)solutions, est décisive. Prenez l’exemple des prisons au Danemark, que j’ai visitées il y a quelques années. Elles sont absolument incomparables aux prisons françaises : les détenus y travaillent, font leurs courses à l’épicerie à l’intérieur de la prison, produisent le mobilier des administrations, font un footing quotidien à l’extérieur sans aucune tentative de fuite, et voient leur famille un week-end sur trois.

Ce modèle a de quoi interpeller ici en France, et s’explique en partie par un article extrêmement marquant pour les Danois paru il y a une trentaine d’années. Il évoquait la potentialité pour tout détenu une fois sorti de prison de devenir leur nouveau voisin de palier, entraînant une transformation massive du mode de financement des prisons. Vous voyez bien qu’un journaliste, dans la manière dont il façonne son article, son angle, son titre, façonne à son tour l’opinion. Nous ne sommes donc pas que des canaux de diffusion, mais également des transmetteurs de récits, de regards portés sur le monde.

Comment ne pas laisser les lecteurs face à la « morosité ambiante » que vous évoquiez ?

A la fin de chacun de nos dossiers, nous proposons un encadré « Pour aller plus loin » qui recense des podcasts, livres, sources supplémentaires… et parfois aussi un sous-encadré « Et moi dans tout ça ? » pour donner au lecteur des clés d’action et des moyens de ne pas rester seul face à une réalité qui peut nous dépasser. C’est dans notre ADN à La Croix de ne pas baisser les bras et de mettre en avant des démarches de mobilisation, d’engagement individuel ou collectif.

Les lecteurs de La Croix sont-ils réceptifs à ce genre de démarches ?

Oui, tout à fait. Les démarches d’entraide et de solidarité sont très évocatrices pour eux, tant ils s’impliquent dans le tissu associatif du pays. La Croix L’Hebdo met d’ailleurs l’accent sur la problématique écologique, à laquelle ils sont très réceptifs.

Vous évoquiez récemment l’idée d’un encadré explicitant l’opinion d’un journaliste en parallèle de son article, pour rester honnête avec les lecteurs. De quoi renouer le lien de confiance entre citoyens et journalistes ?

Je pense que c’est un levier qui nous permet en tant que journalistes de rappeler d’où nous venons en évoquant nos biais, nos préjugés, nos regards sur une problématique donnée… C’est à mon avis une manière de gagner en transparence, de déminer une certaine défiance du lecteur par rapport à ce qu’il estime être « dit entre les lignes ». Cela peut également nous amener à être plus au clair avec nous-mêmes et nos propres préjugés.

Propos recueillis par Paul Chambellant pour Reporters d’Espoirs

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