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Sciences climatiques dans les médias : annonces, efforts, contradictions

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Photo by IISD/ENB | Anastasia Rodopoulou

Dans sa contribution au sixième rapport du GIEC, le troisième groupe de travail observe que la couverture médiatique dédiée aux sciences climatiques est non seulement de plus en plus rigoureuse, mais a pratiquement doublé de volume en quatre ans dans 59 pays du monde. Aurait-on franchi le cap d’une information consciente de l’urgence climatique, et résolue à faire passer le message à son audience ? Sophie Szopa, auteure principale, coordinatrice d’un chapitre pour le premier groupe de travail du GIEC et vice-présidente développement soutenable à l’Université Paris-Saclay, s’attache à transmettre ce que sont ces rapports, leurs résultats clés et, comment se construisent les connaissances sur le climat aux politiques et journalistes. Conférencière notamment à Radio France et France Télévisions, invitée de l’édition 2023 de l’événement Sciences et Médias, experte lors de l’initiative « Mandat ClimatBiodiversité » à l’Assemblée Nationale (formation suivie par 27% des députés), elle partage avec Reporters d’Espoirs ses observations sur les habitudes et les impensés journalistiques qui tendent, en dépit des bonnes intentions, à freiner une réelle transition de l’information.

Conscience environnementale, entre engagement et posture

En France, les grands médias généralistes se sont passé le mot : l’heure est à l’écologie. Ils signent des chartes, sélectionnent attentivement leurs illustrations – plus de glaces et d’enfants qui barbotent dans les fontaines pour accompagner les reportages sur la canicule –, ils forment leurs équipes à la Fresque du climat (comme Le Monde ou BFM) et communiquent à grand bruit sur leur nouvel engagement. Le ton de « bon élève satisfait » surprend, voire agace, les journalistes pionniers sur le sujet ou certains scientifiques. « J’ai du mal à comprendre cet effet d’annonce », explique Sophie Szopa à propos du « grand Tournant » de Radio France. « Voilà plusieurs décennies que le premier rapport du GIEC est paru. Il n’y a pas de quoi être fier de ne prendre la mesure de la situation que maintenant. » Pareille autocongratulation lui rappelle d’ailleurs le comportement de certains députés venus participer, peu avant leur entrée en fonction, au programme Mandat ClimatBiodiversité, trois journées de vulgarisation durant laquelle une quarantaine d’experts initiaient les élus aux enjeux environnementaux. « L’événement était couvert par la presse, certains élus venaient surtout pour être pris en photo. » Le nombre de députés présents lors de la seconde session organisée en automne – et surtout hors caméra –, a drastiquement baissé. Réjouissance toutefois : le programme a inspiré une initiative similaire au Royaume-Uni, et des formations à l’attention de haut-fonctionnaires français, puis de l’ensemble des fonctionnaires, ont été annoncées à l’automne 2022.

Des freins intrinsèques au sujet du climat ?

Scientifiques, activistes, journalistes s’évertuent depuis des années à rendre visibles les effets de nos modes de vie sur le climat. Comment expliquer que la plupart des médias ne se soient pas emparés plus tôt du sujet ? Sophie Szopa observe d’abord que l’idée selon laquelle l’environnement constituerait un « sujet plombant », qui de surcroît n’intéresserait pas le public, rebute souvent les rédactions. Ensuite, le changement climatique est un bouleversement inscrit sur le long terme, or les journalistes sont davantage habitués à traiter l’actualité chaude et les évolutions à court terme. De fait, les événements ponctuels, comme la sortie des rapports du GIEC, ou dramatiques, comme les récentes inondations au Pakistan, propulsent l’environnement au premier plan. Mais cet intérêt par vague est à double tranchant, car le flot de l’actualité ne tarit jamais, et il y a toujours un événement pour venir en chasser un autre. « Récemment, raconte Sophie Szopa, j’ai été contactée pour parler de la dégradation de la qualité de l’air aux Etats-Unis, en lien avec les incendies au Canada. Je me suis préparée et, au dernier moment, la rédaction m’a appelée pour annuler, parce qu’une attaque avait eu lieu à Annecy, et que ça les intéressait davantage. ». Enfin, nombre de médias généralistes appartiennent à de riches industriels, lesquels n’auraient pas forcément intérêt à promouvoir un discours de transition. Les journalistes de Monde ou de BFM avec qui elle a abordé la question ont toutefois garanti leur totale indépendance sur ce point.

Déléguer aux experts : un réflexe un peu facile ?

« Depuis la sortie du sixième rapport, les auteurs du GIEC, en particulier ceux qui s’investissent dans la vulgarisation, sont énormément sollicités. On nous demande d’intervenir dans des entreprises, des universités, des rédactions. ». Elle s’interroge par contre sur l’intérêt de la présence d’un scientifique chaque fois que le climat est mentionné sur un plateau télé ou dans un article. Dans les émissions télévisées, par exemple, est-ce que la nécessité d’avoir des images, donc des visages, ne justifie pas l’intervention d’un expert davantage que le besoin d’information qu’il serait seul à pouvoir fournir ? Après tout, les rapports d’organisations internationales relatifs à l’environnement sont pour la plupart en libre accès. Le GIEC lui-même a publié de nombreux produits dérivés pour vulgariser ses observations, comme des fiches sectorielles, ou un atlas qui permet de naviguer dans les données parues, quand le collectif étudiant Pour un réveil écologique résume en dix points clés les contributions de chaque groupe de travail. « Les ressources sont là », observe Sophie Szopa, mais les journalistes peinent à s’en saisir. « C’est tout de même saisissant que, durant la campagne présidentielle de 2022, la question de l’environnement ait été complètement occultée. Quand un candidat faisait une annonce sur le sujet, les journalistes politiques ne cherchaient jamais à creuser plus loin. Il existe pourtant un Haut conseil pour le climat, composé de scientifiques indépendants qui évaluent les mesures prises pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre de la France. Le travail critique est déjà prémâché. » Les lignes commencent cependant à bouger. On peut penser par exemple aux dernières initiatives du journal Le Monde, dont la première, « Comprendre le réchauffement », résume l’état des connaissances scientifiques sur le réchauffement planétaire dû à l’activité humaine grâce entre autres à des graphiques interactifs, et la seconde, la série « Adaptation », présente en onze reportages extensifs le potentiel d’adaptation de la France aux futures conditions climatiques. La scientifique salue également le travail de fact-checking (vérification) environnemental mené par de nombreuses rédactions. Reste à voir si ces connaissances serviront aux journalistes eux-mêmes pour traiter du climat avec pertinence, et ce quelle que soit leur spécialité. En pratique, les compétences existent souvent au sein des rédactions, ce sont des choix éditoriaux qui limitent le bon traitement de ces sujets.

Sortir le climat de la « case environnement »

Confiner le sujet à une seule rubrique, souvent secondaire, voilà en effet ce que Sophie Szopa reproche surtout aux médias français. Car on ne fait pas plus transverse que les crises environnementales. Économie, alimentation, politique, santé, énergie, sports – avec les récentes réflexions sur l’organisation d’événements à la fois internationaux et écoresponsables – tout touche de près ou de loin à l’impact des humains sur l’environnement ou à l’effet de la dégradation environnementale sur nos sociétés. Compte-tenu de l’urgence écologique, les professionnels de l’info ne devraient plus pouvoir évacuer ces questions sous prétexte qu’ils ne travaillent pas à Reporterre ou dans la rubrique « environnement » de Libération. Invitée en mars 2023 à une session de la formation aux enjeux climatiques de France Télévisions Université, organisée pour ses équipes de journalistes en régions, Sophie Szopa a ainsi pu constater que certains journalistes s’entendaient souvent répondre par leurs homologues que l’environnement constituait « un problème de bobos », voire un sujet circonscrit, dont le traitement ne remettait pas en question la façon de couvrir d’autres thématiques au sein d’une même rédaction. « La contribution du premier groupe de travail au sixième rapport du GIEC est sortie le 9 août 2021. Dans le JT, ce jour-là, les infos relatives à cette publication ont été immédiatement suivies d’un reportage sur la passion des Français pour les litchis. Rien sur l’impact environnemental de consommer ce genre de produits en France et un décalage flagrant entre un sujet grave et une information de divertissement. Ce n’est pas cohérent. » Pour autant, des rencontres régulières entre scientifiques et responsables de rédaction et journalistes de France Télévisions organisées depuis le printemps 2022 semblent avoir porté leurs fruits : une cellule « planète » a été constituée avec la volonté d’améliorer et de systématiser le traitement des informations relatives aux crises environnementales et à la transition. Information qui est d’ailleurs bien plus fouillée sur leur site internet, consulté par une population plus jeune et plus intéressée par ces sujets. Le point météo qui suit le journal de 20h a également évolué en un journal météo et climat, ce qui permet de mieux contextualiser les phénomènes météorologiques, mais aussi de raccourcir le chemin entre explications scientifiques et questions du public, puisque des scientifiques interviennent parfois directement afin d’apporter des réponses. Une équipe de référents scientifiques a de surcroît vu le jour peu après. Son rôle consiste à porter environ une fois par an un regard rétrospectif sur la manière dont le groupe a traité du climat, afin d’identifier des points d’amélioration.

En parler plus, en parler mieux… est-ce suffisant ?

Il existe un monde entre la connaissance et l’action : c’est presque une banalité de le dire. Le premier rapport du GIEC date de 1990. Trente-trois ans plus tard, le sixième rapport estime que le réchauffement de la planète est, en l’état actuel des mesures politiques, susceptible d’atteindre 3°C d’ici la fin du siècle. En outre, si l’on parle beaucoup des risques liés au changement climatique, leur perception demeure diffuse. Sophie Szopa rappelle qu’en juillet 2021, l’Allemagne a subi des inondations de grande ampleur, aux conséquences dramatiques, dont l’origine fut attribuée dès août au réchauffement climatique par le World Weather Attribution. « Les élections fédérales ont eu lieu peu de temps après, en septembre 2021. Malgré le choc des inondations, on n’a pas vu les Verts remporter les élections. » En dépit d’une augmentation de voix pour les écologistes de 5,8% par rapport à 2017, la Direction générale du Trésor constate que le SPD, victorieux, demeure en Allemagne l’un des partis de gauche les moins ambitieux vis-à-vis de la transition écologique. L’information ne se suffit donc pas à elle-même, c’est un fait. Surtout quand la culture médiatique de la controverse pousse parfois à opposer à outrance des points de vue sur le sujet sans chercher à rappeler les faits scientifiques qui eux ne sont pas discutables. Pour autant, affirme Sophie Szopa, le traitement du changement climatique par les médias demeure essentiel, en ce qu’il fournit des éléments de référence au débat public. « Les bouleversements de l’environnement et les choix de transition nous concernent tous, c’est normal que les médias témoignent de ces changements et les explicitent. C’est ce qui nous permet de débattre de la route à suivre. » Et c’est l’existence d’un débat public qui donne à une décision collective son caractère démocratique.

Louise Jouveshomme, chargée d’études au Lab Reporters d’Espoirs, juillet 2023.

Sortir l’écologie du placard : les nouveaux engagements des médias depuis 2022

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Longtemps associé au militantisme, restreint à des rubriques dites « ghetto » (INA, 2022), le journalisme écologique a peu à peu gravi les échelons des priorités au sein des rédactions. Aujourd’hui, les médias multiplient les déclarations d’intention, les chartes et les manuels de bonnes pratiques afin de mieux informer la population sur les enjeux environnementaux et de réduire leur propre empreinte écologique. Quels sont les engagements qui ont marqué le secteur médiatique français ces derniers mois ?

 

« Le consensus scientifique est clair : la crise climatique et le déclin rapide de la biodiversité sont en cours, et les activités humaines en sont à l’origine. » Ainsi commence la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, rédigée à l’initiative de Vert.eco et signée par plus de 1500 journalistes et 120 rédactions, organismes de formation et boîtes de production. Publié le 14 septembre 2022, ce texte destiné à l’ensemble de la profession résume en treize points les engagements de clarté, rigueur, contextualisation et formation des diverses parties prenantes. Bien que saluée pour sa portée et sa détermination à questionner le mode de fonctionnement de la société dans son ensemble, il ne s’agit pas de la première initiative du genre, que ce soit à l’étranger ou en France.

Ainsi, le 30 juin 2022, France Médias Monde (dont RFI et France 24 ont par ailleurs signé la Charte susmentionnée) souscrivait déjà un contrat-climat, passé avec l’État dans le cadre de la loi « Climat et Résilience », sur la publicité responsable (objectif premier de l’article 7 de la loi), la formation de ses équipes et la rigueur de ses contenus vis-à-vis des enjeux écologiques. Deux mois plus tard, le 29 août 2022, Radio France annonçait pour sa part son Tournant environnemental, avec le « plus grand plan de formation de son histoire » et des objectifs de sobriété numérique, énergétique, carbone. Autant de déclarations qui forment comme une « vague verte » dans le monde médiatique ; vague à laquelle s’ajoutent encore le communiqué de France Télévisions du 26 septembre sur « la crise du siècle » environnementale (qui a lancé son journal Météo Climat le 13 mars 2023), et la feuille de route Climat 2022 du Groupe TF1, davantage centrée sur le contenu des reportages et les « bons gestes » des téléspectateurs.

L’argument de la sacro-sainte « neutralité », dont les rédactions ont pu un temps se targuer pour remiser au placard l’écologie considérée comme « militante », perd ainsi de sa pertinence. Tous les manifestes déclarent se « ranger du côté de la science », en reconnaissant que le dérèglement climatique n’est pas une opinion mais un fait scientifique avéré. Le 12 janvier 2023, c’est au tour du Groupe Sud-Ouest de lancer son projet Déclic, grâce auquel il place l’environnement (à l’échelle tant internationale que locale) au cœur de sa production éditoriale. Le groupe s’engage également à créer un comité scientifique interne, et à réduire son empreinte écologique. Le 2 février, Ouest-France publie sa propre Charte pour un journalisme au niveau de l’enjeu écologique, dont une majorité des dispositions concernent la rigueur et la transversalité du traitement de l’environnement.

Quelques douze jours plus tard, la commission « la presse s’engage pour l’environnement » de l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias (ACPM) dévoile son Livre blanc en partenariat notamment avec l’Alliance de la presse d’information générale, sur lequel elle travaille depuis l’été 2022. À la fois guide de bonnes pratiques et index des « grands chantiers d’ores et déjà mis en œuvre », cinq des six grandes parties du texte concernent la production des articles et des journaux (impression, distribution, publicité, diffusion numérique) afin d’aider les entreprises médiatiques à diminuer au mieux leur consommation énergétique et leur impact néfaste sur l’environnement. Enfin, tout récemment, Le Monde se dote le 21 avril, d’une Charte Climat & Environnement, qui reprend les engagements de formation des équipes, de rigueur scientifique, de cohérence publicitaire et de réduction de l’empreinte écologique évoqués plus haut.

Il serait toutefois injuste de réduire l’engagement des médias en faveur de l’environnement aux initiatives, certes spectaculaires, que nous venons de citer. Depuis les années 1970, quelques journalistes et rédacteurs précurseurs se battent pour placer ce sujet en première page (Comby, 2005) et créer des médias dédiés ou militants. Influencées tant par cet engagement que par l’actualité, les rédactions se sont lentement intéressées au sujet, avec une nette accélération à partir des années 2000. On cesse peu à peu de voir dans le climat un non-sujet et d’inviter des personnalités climato-sceptiques pour contester sur les plateaux les propos de scientifiques du GIEC (INA, 2015). On parle de plus en plus de climat dans les journaux télévisés (INA, 2020 ; Reporters d’Espoirs, 2020). Autant de signes encourageants que les chartes et manifestes précédemment énumérés viennent consacrer. Reste à voir comment tout cela se traduit de manière concrète, et si ce nouvel engagement des médias se traduit par une couverture climatique plus constructive.

Louise Jouveshomme/Lab Reporters d’Espoirs, 27 avril 2023.

L’Europe, son histoire, sa définition. L’interview de François Reynaert, membre du jury du Prix européen du jeune reporter

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Journaliste à l’Obs depuis plus de 25 ans, François Reynaert y livre régulièrement son regard sur l’actualité à travers le prisme de l’Histoire, sa grande passion et spécialité. Également essayiste et écrivain, il a publié de nombreux romans et ouvrages de vulgarisation, dont le bestseller « Nos ancêtres les gaulois et autres fadaises ». Il est membre du jury du Prix européen du jeune reporter 2022.


L’un de vos plus récents ouvrages s’intitule Voyage en Europe, de Charlemagne à nos jours. Dans ce livre, vous expliquez ce qui a fait l’Europe, ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas. Comment la définissez-vous ?

J’avais écrit deux autres livres auparavant, le premier se centrant sur l’Histoire de France et le second sur celle du monde. C’est en rédigeant ce dernier ouvrage que je me suis rendu compte que la narration de l’histoire est très différente selon le point de vue. Les peuples européens s’intéressent chacun à leur histoire nationale , un Français regarde l’histoire française, un Allemand l’histoire allemande etc.. Les Chinois, les Américains s’intéressent à l’histoire de l’Europe. Ce faisant, ils s’intéressent à une chronologie qui appartient à tous les Européens. Tous les Français, même ceux qui ne connaissent rien à l’histoire, on dans la tête une scansion du passé : il y a eu les gaulois et les romains, puis le moyen âge, avec ses rois et ses châteaux, puis la renaissance avec ses grands artistes puis le temps des Révolutions, la Révolution française, la révolution industrielle. Un Chinois n’a pas cette chronologie dans la tête. Un Allemand, un Espagnol, un Belge l’a. Lui aussi se fait une idée d’un passé qui commence avec des barbares et des romains, passe au moyen âge puis à la Renaissance etc.  L’idée de Voyage en Europe était donc de raconter les grands événements et les barrières chronologiques qui ont forgé notre continent et sont communs à tous les européens. Je voulais raconter cette histoire européenne parce que son existence est trop souvent oubliée. Pour la rendre attractive, je l’ai raconté sous forme de voyages, dans les lieux qui la racontent….

En effet, cette histoire commune semble souvent oubliée. Un nombre croissant de nations européennes choisissent d’ailleurs le repli plutôt que l’ouverture à l’Europe : pourquoi, selon vous ?

La domination de l’Europe sur le monde a commencé au XVIe siècle, grâce aux « grandes découvertes », l’expansion maritime qui a suivi les voyages de Colomb et Vasco de Gama. Pendant environ 400 ans, notre petit continent s’est mis à conquérir le monde entier. Lorsque l’on prend une carte du monde en 1914, on constate que seulement une poignée de pays n’a jamais été colonisée par les Européens. Les deux Amériques l’ont été à partir du XVIe siècle, l’Afrique au XIXe. Seuls quelques rares pays en Asie, comme la Chine ou la Thaïlande, ont pu partiellement y échapper.

En 1914, l’Europe était donc à son apogée et dirigeait le monde. Le symbole le plus simple et le plus parlant de cette domination est l’utilisation du   méridien de Greenwich pour donner l’heure mondiale :  le monde tournait et tourne encore littéralement à l’heure de Londres. A la suite des deux conflits mondiaux, notre vieux monde  est tombé de son piédestal. Les américains et les soviétiques ont pris la place de leader mondiaux. La Chine est désormais sur le podium. Bientôt l’Inde, d’autres sans doute, demain. Les Européens ne se sont jamais remis de cette chute et ils ont l’impression de vivre un certain « déclin ». Parce que l’avenir leur fait peur, ils n’arrivent plus à vivre que dans la nostalgie, et retombe dans la nostalgie nationale. C’est une erreur et une folie. Chacun de nos pays, face à un géant comme la Chine ne font pas le poids. Ensemble, ils peuvent compter.

L’Union Européenne pourrait être un remède à cela… Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui un sentiment d’appartenance à l’Europe ?

Pour des raisons historiques propres à l’après-guerre, l’Europe s’est construite grâce à des traités commerciaux et économiques. Or, ces domaines ne font pas vraiment rêver les citoyens : personne n’a envie de se battre pour des quotas de beurre ! Les choses ont récemment commencé à changer en raison de trois évènements marquants. Premièrement, la crise économique d’après 2008 nous a fait comprendre qu’il fallait sauver l’euro puisque notre prospérité en dépendait. Ensuite, l’Europe a réussi à s’unir en pleine crise épidémique pour se défendre contre ce virus et ses conséquences, économiques notamment. Enfin, il y a évidemment l’invasion de l’Ukraine. Malheureusement et une fois de plus, c’est la guerre qui fait l’Europe. Face à un agresseur qui s’oppose aux valeurs et principes de l’Europe, les pays européens se rapprochent et ont compris l’intérêt d’une solidarité de fait. Il y a d’ailleurs un député européen qui a trouvé une métaphore très pertinente en déclarant que l’Europe est comme un moteur à explosion : ça patine, ça explose, et puis ça avance. Ce sont ces crises successives qui font avancer l’Europe, créant une sorte de sentiment européen.

Vous évoquez là un sentiment européen qui se construit contre quelque chose. Mais existe-t-il aussi un sentiment pour l’Europe ?

En effet, au-delà de cet élan européen protectif contre une menace extérieure, je pense qu’il y a également un sentiment pro-européen qui est en train de se construire. Les Européens ont compris que la démocratie est un système fragile et menacé. L’une des raisons pour laquelle Poutine a envahi l’Ukraine est qu’il ne veut pas de démocraties à sa porte. Leur expansion et les valeurs qu’elles véhiculent menacent directement les régimes autoritaires comme le sien ou celui de Xi Jinping parce que ces régimes sont attirants pour les peuples. Mais du haut de son trône, le dictateur Poutine n’a que mépris pour nos systèmes : il voit les démocraties sont des Etats faibles et mous. Il pense qu’il suffit d’une petite démonstration de force pour qu’ils s’effondrent. Les Ukrainiens lui montrent à quel point il s’est trompé et la solidarité sans faille dont font preuve les 27 derrière leur peuple martyrisé est un signal encourageant. Non la démocratie n’est pas faible par nature. Elle est un régime désirable et qu’il faut défendre – je suis juste désolé que cette pédagogie se fasse en ce moment par les bombes qui tombent sur les villes ukrainiennes…

L’Europe est-elle une entité qui vous inspire d’un point de vue culturel, littéraire, ou politique ?

Je suis toujours frappé que l’image générale de l’Union est une image d’ennui, de tristesse et de bureaucratie, de fonctionnaires grisâtres qui se retrouvent à Bruxelles pour débattre au sein d’institutions auxquelles on ne connaît et ne comprend rien. Quand il m’arrive d’aller à Bruxelles, je trouve que c’est une ville qui montre qu’au contraire, l’Europe est palpitante. Prendre un café à Bruxelles, c’est entendre parler roumain, néerlandais, espagnol, c’est comprendre la force de cette devise que j’adore : « unie dans la diversité ». Pourtant, on n’a toujours pas réussi à créer une véritable mythologie autour du projet européen… Il y a des essais, comme la très drôle mini-série « Parlement » créée par France TV, même si elle est, à mon avis, un poil caricaturale. C’était toutefois un bon début. J’espère qu’il sera suivi.

D’après vous, peut-on parler d’un « journalisme européen » ? A-t-il un sens ? Ou bien une multitude de pratiques, d’angles, spécifique à un pays, une culture ?

De fait, ce n’est malheureusement pas le cas pour l’instant. Il y a une vingtaine d’années, il y avait eu une tentative de créer un journal européen quotidien. Mais s’est glissé le problème tout banal de la barrière linguistique : la plupart des gens lisent dans leur langue maternelle. C’est pour cela que je suis favorable à une langue de travail, qui, à côté de nos langues nationales, nous permettrait de communiquer entre nous. Je pense à l’esperanto, cette langue universelle, souvent méconnue, ou moquée de façon stupide, alors qu’elle représente un projet magnifique et qu’elle peut être une solution d’avenir. On peut aussi penser au latin. Pourquoi pas ?  Il a longtemps été la langue d’union sur le continent. La seule chose est de choisir une langue qui soit commune à tous, sans appartenir à personne.

En tant qu’auteur, vous avez exploré le passé et analysé le présent. Quel rôle le journaliste peut-il jouer pour lier le passé, le présent et éventuellement nous aider à construire un avenir de manière constructive ?

Personnellement, j’essaie de faire du journalisme constructif en faisant tout d’abord du journalisme pédagogique. La semaine dernière, on m’a par exemple demandé un papier sur l’invasion de l’Ukraine, que Poutine justifie en affirmant que ce pays aurait artificiellement été créé par Lénine. Revenir à l’histoire pour montrer que celle-ci dit le contraire, qu’il y a une identité nationale ukrainienne qui existe depuis des siècles, c’est donc faire de la pédagogie. J’essaie de permettre au citoyen d’éclairer son point de vue en en le rendant plus clair, plus simple et objectif.

En quoi, d’après vous, le journalisme de solutions est-il porteur de sens ?

A mon avis, il trouve sa place de façon éblouissante dans la question de l’écologie et de l’environnement. On voit bien que par rapport à la menace climatique, le discours catastrophiste ne fonctionne pas : il encourage les gens à se dire «puisque tout est foutu, autant profiter » et continuer à surexploiter et polluer. Là, le journalisme de solutions sert à mettre en lumière des actions concrètes dont tout le monde peut s’inspirer pour éviter le désastre.

On parlait de la question européenne. Là aussi, les journalistes qui s’intéressent à ces thématiques peuvent pousser leurs lecteurs à regarder ce qui se passe au-delà de leurs frontières nationales. C’est du journalisme de solutions très concret de faire vivre l’Europe, d’aller voir ce qui se passe à Bruxelles mais aussi de faire des reportages dans les autres pays frères pour aller voir ce qui y marche.

Avez-vous des exemples de reportages qui vous ont inspiré dernièrement ?

Dans l’Obs, il y a récemment eu un très bon article d’Emmanuel Carrère sur la guerre en Ukraine. C’est un journalisme très différent des canons traditionnels. Il s’agissait plutôt des notes de voyage d’un grand écrivain. Son texte nous livrait quelque chose de l’ordre de la proximité et du quotidien qui était bluffant. Par ailleurs, comme toujours je suis impressionné par le courage des journalistes de guerre, de tous ces héros qui bravent les bombes russes pour nous raconter la souffrance de ceux qui sont dessous…

Quel conseil adressez-vous aux jeunes journalistes ou apprenti-reporters qui postulent au Prix européen du jeune reporter ?

Le conseil que je donne toujours aux étudiants en journalisme que j’aide à préparer les concours, c’est de parler à quelqu’un dans votre tête lorsque vous écrivez un article. Mais pas au jury ! Parlez à quelqu’un dont vous êtes proche, à votre frère, votre mère, votre partenaire, en essayant de lui raconter l’histoire que vous voulez raconter. Un mauvais article, c’est souvent comme un mauvais livre. J’en lis beaucoup, dans le domaine de l’Histoire, parce que c’est ma spécialité. J’ai l’impression que la moitié de ceux qui les écrivent ne parlent pas à leurs lecteurs, mais à leur jury de thèse. Ils nous noient dans des tsunamis de détails pour montrer qu’ils ont passé des années à dépouiller des archives, mais ils oublient de nous rappeler le contexte qui nous manque cruellement. Faites-donc simple, et écrivez en ayant à l’idée de ra-con-ter !

Propos recueillis par Morgane Anneix et Augustin Perraud pour Reporters d’Espoirs.

« Le défi réside dans la hiérarchisation des solutions » – L’interview de Valère Corréard, journaliste à France Inter et l’Info Durable

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Journaliste spécialisé sur les enjeux de transition écologique, Valère Corréard intervient sur les ondes de France Inter depuis 2015 avec sa chronique Social Lab. Il est également à l’origine de l’Info Durable, média en ligne dédié au développement durable. Auteur, il publie 25 idées reçues sur l’écologie à déconstruire de toute urgence aux éditions Marabout.


Votre ouvrage veut répondre à des idées reçues à propos de l’écologie. Où les avez-vous glanées ?

J’ai articulé recherches personnelles, notamment sur les réseaux sociaux, appels à témoignages, et sollicitations directes. J’essayais de trouver des récurrences et ainsi des idées qui seraient assez communes mais erronées. Il y aussi des idées reçues que l’on connait tous, souvent le fruit d’un lobbying économique ou politique, ou parfois simples légendes urbaines ancrées dans l’imaginaire collectif sans que l’on en connaisse bien la raison.

Quelles sont les idées reçues les plus tenaces que vous avez relevées ?

D’abord celles relatives au climat, qui proviennent probablement des climatosceptiques qui, même s’ils n’arrivent désormais plus à nous faire tomber dans le déni, minimisent l’urgence de la situation. L’un des exemples les plus flagrants est probablement l’affirmation que le changement climatique a toujours existé et serait donc naturel. Le climat a en effet toujours évolué, mais jamais au rythme que nous constatons : s’il s’est réchauffé entre l’ère glaciaire et aujourd’hui, sur environ dix mille ans, on devrait avoir les mêmes résultats dans le sens inverse en seulement 100 ans. Ce qui signifie un grand problème en termes d’adaptation.

Autre idée reçue : « 2°C, ce n’est pas la mer à boire. On sortira juste un peu plus souvent en terrasse ». C’est la parfaite illustration de l’amalgame entre météo et climat. Deux degrés de variation de la température, ce n’est pas dramatique ; mais l’augmentation de 2°C des températures moyennes à l’échelle du monde, c’est considérable. Le premier cas relève de la météo, alors que le deuxième, témoignant d’un réchauffement global des températures, concerne le climat, qui à son tour influence la météo. Mais pas forcément de seulement 2°C : cela peut être un dôme de chaleur de 49°C comme on l’a vu au Canada l’été dernier, alors que l’on n’est aujourd’hui qu’à un peu plus de 1°C de réchauffement.

Enfin, une autre idée que j’ai trouvée assez horrible : l’écologie ne serait qu’un « truc de riches ». Là, on confond fin du monde et fin du mois, alors que la question est beaucoup plus complexe et multi-dimensionnelle. Ce sont plutôt les populations « riches » qui polluent : l’ONG Oxfam a calculé que les 10% les plus riches de la planète représentent 52% des gaz à effet de serre émis. Mais l’écologie concerne aussi pleinement les gens pauvres, puisque ce sont eux qui pâtissent le plus des conséquences comme la pollution ou la malnutrition. De plus, les personnes en difficulté financière s’intéressent elles aussi à l’écologie. Certaines actions ou changements d’habitude peuvent d’ailleurs être source d’économies. Derrière cette simple idée reçue se cache donc une réalité beaucoup plus nuancée.

Vingt pourcent des idées reçues que vous analysez touchent à notre alimentation : régime végétarien, bio, produits locaux ou en vrac… Pourquoi avoir accordé autant de poids à ce domaine ?

Je ne saurai vous citer une autre action que l’on fait autant de fois par jour que de manger. Plus de 1000 repas par an, voilà qui représente un grand potentiel pour changer son impact environnemental au quotidien. C’est pour cela que je parle aussi de mobilité ou de vêtements. Les idées reçues peuvent souvent nous décourager en nous faisant croire que nous ne pouvons rien faire individuellement, alors que l’on peut tout à fait changer ce qui se répète dans notre vie de tous les jours.

Comment procédez-vous pour « déconstruire » ces idées reçues ?

Travaillant depuis longtemps sur les questions environnementales, j’ai d’abord confronté ce que je savais déjà à des énoncés qui me semblaient questionnables. Ensuite, j’ai effectué un travail de recherche afin de trouver les sources les plus probantes et solides.

Et s’il me restait des doutes, je contactais un expert pour m’éclairer. Vous trouverez donc par exemple dans le livre des extraits d’interviews de Sophie Szopa, coordinatrice de l’un des groupes du GIEC, ou du climatologue François Marie Bréau. J’ai aussi pu interroger un agriculteur bio pour analyser la réalité des contrôles réalisés sur les exploitations agricoles.

En tant que journaliste, que pensez-vous de la couverture du changement climatique dans les médias, notamment à l’aune de la sortie du dernier volet du 6e rapport du GIEC ?

On peut s’interroger sur la sous-représentation du climat dans le traitement de l’actualité. Mais il faut reconnaitre que le sujet progresse nettement : l’écologie et le climat se sont cristallisés dans l’opinion parce que les médias traitent beaucoup plus de ce thème ; il y a une montée en compétences et en vigilance au sein des rédactions sur ce sujet complexe ; et les papiers font de plus en plus le lien entre certains évènements et le changement climatique. J’entends parler de la nécessité d’un « quota climat » dans les médias : tout en comprenant l’initiative, le fait d’imposer un sujet à l’agenda médiatique me pose un problème éthique. Mais évidemment, on peut toujours mieux faire.

Vous chroniquez sur une radio généraliste, France Inter, et dirigez un média spécialisé avec l’Info Durable. Votre approche est-elle spécifique à chacun de ces médias ?

Effectivement, lorsque j’écris une chronique pour la radio, je m’inscris pleinement dans la culture et la ligne éditoriale de France Inter, même si j’y jouis bien sûr de la liberté la plus absolue.

Sur l’Info Durable, nous avons une approche très rigoureuse de ces sujets que nous déclinons sous de nombreux formats. Nous visons un traitement neutre et accessible au grand public, tout en nous positionnant comme un média expert.

La couverture médiatique du changement climatique est très axée sur les problèmes et ce à une échelle internationale sur laquelle les choses avancent lentement. Vous défendez au contraire une vision où chacun peut prendre sa part. Pratiquez-vous le journalisme de solutions dans ce contexte ?

Je suis ancré dans cette démarche depuis un certain temps. Le journalisme de solutions évolue avec son temps et arrive peut-être à maturité en ce moment. Il montre qu’effectivement, on peut également se tourner vers ce qui marche, tout en restant réaliste et solide sur la réalité des enjeux.

Pour moi, le défi réside dans la hiérarchisation des solutions. Je ne fais par exemple pas les mêmes choix éditoriaux entre une solution qui vise à favoriser le recyclage des bouteilles en plastique, une autre qui cherche à réduire son empreinte carbone et une troisième qui tente à revoir ses habitudes alimentaires : les impacts ne sont pas les mêmes. Le journalisme de solutions s’installe pleinement dans la réalité des enjeux et des leviers de changement portés spécifiquement par chaque solution.

Un exemple de la manière dont vous pratiquez ce journalisme de solutions ?

Récemment, j’ai travaillé sur Water Family, une association qui propose que l’écologie fasse partie des matières principales à l’école. Evidemment, je me suis tout de suite interrogé sur la démarche politique en me disant qu’il s’agissait là d’un terrain glissant. Certains mots, comme la bienveillance ou le positivisme – très connotés idéologiquement – me gênaient. Mais rapidement, en allant à la rencontre de son porte-parole Gilles Bœuf, biologiste, je me suis rendu compte que l’association s’inscrivait pleinement dans une démarche d’écologie scientifique. Cela m’a vraiment permis de recentrer ce qu’est l’écologie politique ou idéologique par rapport à l’écologie scientifique.

Ma mécanique, c’est de challenger chaque initiative au regard de ce que je sais et ce qu’on me dit, afin de comprendre la réalité de la solution et ce qu’elle recouvre.  ■

Propos recueillis par Morgane Anneix pour Reporters d’Espoirs.