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Mariette Darrigrand : « Le décryptage pourrait constituer un quatrième genre journalistique, outre le fameux triangle reportage-éditorial-portrait. »

By 16 mai 2023juin 28th, 2023No Comments

Mariette Darrigrand, sémiologue, directrice du cabinet des Faits et des Signes

Sémiologue spécialiste du discours médiatique, co-fondatrice de l’Observatoire des mots, auteure de nombreux ouvrages dont le dernier, Une épopée du féminin, est paru en octobre 2022 aux éditions Eyrolles, Mariette Darrigrand analyse l’usage des mots dans les médias, leur sens, les images qu’ils véhiculent. Au travers d’études ad hoc, de conseil auprès des rédactions et d’un travail de veille sur le langage médiatique, elle s’intéresse aux récurrences, aux thèmes qui gagnent en popularité ou perdent en engouement, et à ce que ces évolutions nous disent des changements de notre société.

À l’occasion de la publication du deuxième numéro Nature : vous n’avez encore rien vu ! de la revue papier Reporters d’Espoirs, elle partage ses observations sur l’évolution de la représentation de la nature dans le discours médiatique.

Vous définissez les mots comme des bassins sémantiques, des clusters de représentations, d’images et de signes. Avez-vous remarqué des changements dans l’emploi du mot « nature » ? Que nous disent-ils sur nos représentations de la nature ?

D’une façon générale, notre rapport à la nature – celui de la société occidentale – a beaucoup changé sous l’influence de la prise de conscience écologique, au début des années 2000, période qui marque l’arrivée du concept de développement durable dans les médias grand public. On observe alors un changement de terme : les articles qui traitaient de ces questions parlaient jusque-là d’ « environnement », ils se mettent à parler beaucoup plus globalement du monde. On le voit au travers de la création de rubriques dites « planète » ou « monde durable ». Ces rubriques étaient souvent illustrées par une image récurrente, où l’on voit deux mains qui portent de la terre comme si elles la présentaient sur un autel religieux. C’est l’idée du sustainable development (en français le « développement durable ») car étymologiquement, sustainable veut dire « tenu par en-dessous ». Ainsi se renverse l’ordre normal du monde : auparavant l’être humain marchait sur la terre, et tout d’un coup, le voilà qui la porte. Il en devient responsable.

Vous observez l’essor, depuis une dizaine d’années, du terme « vivant » pour parler de la nature. Comment expliquer ce glissement de termes ?

Le vivant remplace le mot « nature » sous l’influence de travaux d’anthropologues, en particulier Philippe Descola en France, très médiatisé. Dans son livre Par-delà nature et culture (2005), il affirme que « la nature n’existe pas », qu’elle est une construction culturelle occidentale qui justifie l’exploitation et la domination de formes de vie non-humaine. Philippe Descola s’est déplacé chez les peuples d’Amazonie, par exemple, lesquels sont animistes. Cela signifie que pour eux, la nature n’est pas à dominer mais à écouter, car elle a une âme, comme l’Homme. Quand on a cette vision de la nature, on ne la violente pas. Aujourd’hui, cette remise en question de notre rapport à notre environnement influence énormément les jeunes chercheurs et les médias qui s’intéressent à la question. La nouvelle pensée anthropologique, relayée par le discours médiatique, utilise donc le terme « vivant », qui crée un continuum entre tous les êtres : il y a de l’ADN commun entre le mammouth, la bactérie ou le moindre légume, et l’Homme.

Ce continuum est-il compatible avec l’idée de développement durable, dans laquelle l’Homme se place en gestionnaire et s’extraie de la nature pour pouvoir la préserver ?

Les deux conceptions se croisent et s’hybrident. On le voit avec la permaculture, l’agriculture régénératrice, toute cette nouvelle manière de cultiver la terre avec des pratiques beaucoup plus respectueuses et moins dominatrices, beaucoup moins en surplomb. Des pratiques responsables. Cette idée de la responsabilité humaine caractérise le développement durable, selon lequel c’est désormais à l’Homme de soutenir la nature en étant humble devant elle. Il y a tout un vocabulaire de l’humilité, au sens propre, puisque « humilité » vient de « humus », la terre. L’Homme du XXIème siècle se fait petit devant la nature, et la travaille en respectant ses cycles biologiques, en se gardant de trop intervenir. La nature retrouve sa valeur sacrée, et l’Homme redevient son serviteur. On relève dans ce discours une filiation avec la tradition contemplative, que portent aussi bien le romantisme que la religion chrétienne.

Bien qu’on admette aujourd’hui les limites de la nature, vous remarquez que son génie adaptatif est de plus en plus reconnu. D’après le discours médiatique, l’Homme doit-il respecter la nature parce qu’elle est puissante, ou au contraire parce qu’elle est fragile ?

Encore une fois, les deux pensées se croisent. L’écologie nous a fait réaliser la finitude de la nature. Par son action, l’Homme a épuisé des ressources qui au départ, dans l’idée de l’abondance biblique, étaient infinies. Toutefois, la nature demeure puissante dans ses grands mécanismes. Il est donc intéressant de l’observer pour son intelligence, une prise de conscience qui a inspiré le biomimétisme, utilisé d’abord en design, puis en sciences, en médecine… On regarde comment la nature fonctionne parce qu’elle a un puissant génie de production. C’est une révolution mentale, de penser qu’elle a mieux fait les choses que beaucoup de créations humaines. On assiste à une forme d’hybridation des intelligences, avec d’un côté l’ingéniosité humaine, de l’autre les mécanismes d’adaptation de la nature. Je remarque d’ailleurs que le mot « adaptation », issu de l’industrie classique, s’impose depuis quelques années à la place du terme « réparation », qui avait un sens à la fois matériel (réparer un objet) et moral (réparer une faute).

Le terme « sauvage » pour désigner la nature gagne en importance dans le discours médiatique. D’où provient cet engouement ?

La notion de « sauvage » vient du monde intellectuel et a été très bien décrite dans des œuvres riches et poétiques, comme celles de Vinciane Despret, Baptiste Morizot, Natassja Martin… En plus de posséder de belles plumes, ces auteurs sont de bons personnages médiatiques, intéressants à interviewer. De ce fait, les médias ne se sont pas tellement faits le partenaire critique de cette mode intellectuelle, mais plutôt sa caisse résonnante. Or pour moi, l’une des fonctions du journalisme, c’est bien de produire une critique des discours. Autrement, il ne fait pas écran à la diffusion idéologique. Et cette diffusion culmine avec le mot sauvage, que les médias reprennent parce qu’il est beau, sans en faire la critique ni l’histoire. C’est peut-être plus élégant de parler de l’ensauvagement d’un pré que de sa jachère, mais il y a des connotations, en particulier politiques, derrière ce terme. On parle aujourd’hui de l’ensauvagement des villes, on a parlé hier des « sauvageons » de banlieue [ndlr : le terme de sauvageons, employé par le ministre de l’Intérieur pour désigner les mineurs multirécidivistes, fait polémique depuis 1999]. Le mot sauvage a plein d’acceptions, et je trouve que les médias devraient pousser davantage l’analyse, plutôt que de simplement s’arrêter sur un terme à la mode. Surtout que nous sommes dans une période très idéologique aujourd’hui, avec une lutte sur le langage. On ne peut pas se contenter d’être pour ou contre un vocabulaire, d’accepter un terme et d’abandonner les autres. Au contraire, ce qui est intéressant, quand une société se donne un autre mot – par exemple « vivant », « sauvage » – c’est de faire jouer les deux paradigmes, ancien et nouveau. Ce n’est pas parce qu’on parle davantage du « vivant » qu’il faut tuer la « nature ».

Vous travaillez avec des rédactions sur le vocabulaire qu’elles utilisent. Est-ce qu’une telle réflexion est compatible avec les délais, les contraintes de nombre de signes ou de durée d’émissions, qui s’appliquent au journalisme ?

Oui, au travers du décryptage, qui constituerait alors un quatrième genre journalistique, outre le fameux triangle reportage-éditorial-portrait. Lorsque je travaille avec des rédactions, je leur dis que c’est dommage qu’elles n’aient pas une quatrième dimension, qui serait celle de la critique du discours, ambiant comme médiatique. Je pense que c’est important, sur les thèmes liés à l’écologie et à la nature, de ne pas passer d’un paradigme à un autre, par exemple, passer de la domination à la dévotion. Il faut garder les deux conceptions, voir comment elles se nourrissent, et les critiquer toutes deux. Cette dimension est d’ailleurs attendue par le public, qui n’a pas envie de gober tout ce que les médias disent. Ces derniers doivent donc se demander quelles idéologies ils colportent lorsqu’ils parlent.

Propos recueillis par Louise Jouveshomme.

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