Maxence Peigné est journaliste-reporter au sein du média coopératif Investigate Europe, la principale rédaction d’enquête à l’échelle européenne. Lauréat du Prix Vidéo Reporters d’Espoirs en 2019, il a également été pigiste, journaliste freelance, écrivain-voyageur et correspondant pour nombre de médias avant de se tourner vers le journalisme d’investigation. Il aborde pour nous son parcours et son expérience au sein d’un média structuré en coopérative.
Vous avez été journaliste en France et en Grande-Bretagne pour une multitude de médias des deux rives de la Manche. Cela fait-il de vous un « journaliste européen » ?
Mon regard sur l’Europe est forcément particulier : en tant que reporter à Investigate Europe, je travaille au sein d’un consortium qui réalise des sujets transnationaux, de la politique bruxelloise aux particularités de chaque État-membre. Je vois donc l’Europe comme fondamentale pour à la fois les citoyens et les journalistes, qui peinent pourtant à s’en emparer.
Avez-vous remarqué des différences particulières de traitement de l’information entre la France et la Grande-Bretagne ?
Les différences sont multiples. Toutefois, elles viennent plus généralement des modèles anglo-saxon et latin, ce dont je me rends compte avec notre équipe internationale. L’écriture en anglais est plus chirurgicale et précise avec des phrases courtes, alors que les Français sont plus littéraires dans le style. Etant souvent amené à écrire dans les deux langues, ça me demande de m’adapter. C’est aussi l’accès à l’information qui change. En effet, la plupart des pays anglo-saxons et nordiques ont des lois de freedom of information qui obligent les organismes publics à partager leurs documents si les journalistes ou les citoyens le leur demandent, souvent via un simple email. En France, la démarche est beaucoup plus complexe, voire impossible. Il faut saisir la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs), ce qui est un processus lent et incertain.
Investigate Europe fonctionne sous la forme d’une coopérative, ce qui est assez rare pour un média. Quels bénéfices y voyez-vous ?
Il y a beaucoup d’avantages. Chaque voix compte puisque la structure est horizontale, et tous les sujets sont débattus en collectif. Chacun est impliqué dans la gestion et l’horizon du média, même s’il n’est pas exempt de hiérarchie avec un directeur financier, une directrice éditoriale, une directrice des enquêtes… qui organisent le travail au quotidien. Nous sommes donc tous égaux au sein de la coopérative, sans pression éditoriale ni actionnaires qui pourraient orienter la ligne du journal. Ce modèle nous donne la liberté de traiter d’une multitude de sujets, si tant est qu’on arrive à les « pitcher » à nos partenaires média. L’inconvénient réside dans le temps passé à débattre et, surtout, dans le manque de stabilité financière en tant que structure qui dépend de la générosité des fondations, de la vente de nos articles et des dons de nos lecteurs.
Est-ce un modèle à essaimer dans les médias ?
C’est le modèle idéal pour beaucoup d’entreprises et de médias, mais il n’est peut-être pas financièrement réalisable au vu du nombre limité de fondations qui peuvent et veulent financer ces structures. C’est en tout cas assez répandu dans le journalisme d’enquête, avec des médias au fonctionnement similaire comme Disclose, Splann !, Bellingcat, Correctiv, The Bureau of Investigative Journalism… Je pense qu’une structure coopérative sans entraves ni pressions se prête particulièrement à un journalisme qui vise à déranger les puissants et à faire la lumière sur des situations critiques.
Comment votre équipe est-elle structurée ?
Elle est constituée d’une vingtaine de membres, représentant 12 pays européens à raison d’un ou deux reporters par pays. Il n’y a pas de bureau officiel donc on peut travailler d’où on veut tant qu’on couvre nos zones linguistiques. Personnellement j’habitais à Londres avant de candidater et j’y suis resté. C’est intéressant pour moi : la ville demeure la plus grosse place financière d’Europe avec de très bons contacts dans le journalisme d’investigation.
Sans bureau, comment se passent les conférences de rédaction et réunions d’équipe ?
Nous utilisons intensément les logiciels de communication en ligne, avec notamment des réunions hebdomadaires en visio-conférence. Cela nous permet d’échanger sur l’avancement de nos articles. Nous nous retrouvons également chaque trimestre dans l’un de nos pays d’implantation pour débattre de l’orientation éditoriale des mois à venir et choisir les sujets à traiter. Cela nous permet d’entretenir le lien physique avec les collègues. C’est ainsi la thématique d’enquête « cross-border » choisie en groupe qui donne l’impulsion et sur laquelle nous travaillons tous de concert. Il y a d’ailleurs beaucoup d’émulation au sein d’Investigate Europe, avec notamment d’anciens rédacteurs en chef de journaux nationaux qui ont des décennies d’expérience. C’est propice au mentoring et ça donne beaucoup d’inspiration !
De l’inspiration, parvenez-vous à en insuffler dans vos articles en y intégrant du journalisme de solutions ?
Ce n’est pas chose aisée de combiner enquête et solutions, surtout au vu de la situation parfois déplorable en France et Grande-Bretagne, les deux pays que je couvre. Lorsque nous publions des articles de solutions, ils se focalisent presque systématiquement sur les pays nordiques. C’était d’ailleurs le cas pour le sujet qui m’a valu le Prix Vidéo de Reporters d’Espoirs avec mon amie Laura Kalmus [ex correspondante de France 2 à Londres, désormais à BFMTV, NDLR] en 2019, prenant exemple sur l’objectif « Zéro sans-abris » en Finlande. Nous en étions très fiers, et j’ai pu le mettre en avant lors d’entretiens d’embauche !
Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
A l’époque je travaillais pour France 2 au sein du bureau de Londres, qui couvrait également l’Europe du Nord. Il nous était possible de proposer des sujets dans cette zone à la condition qu’ils soient originaux. Je me suis donc tourné vers la Finlande après avoir couvert la situation des sans-abris au Royaume-Uni en plein hiver, qui est exactement inverse. Ce qui nous avait frappés, avec Laura, c’est la rentabilité du projet : il revenait moins cher au gouvernement de loger les sans-abris que de les laisser dans la rue et de prendre en charge les dépenses de santé, de centres d’accueil, de solidarité, etc.
Pourquoi le choix du journalisme d’enquête désormais ?
Ce type de journalisme m’a longtemps attiré par sa mise en avant de l’intérêt public. Je m’y suis engagé il y a bientôt deux ans en rejoignant Investigate Europe. C’est toujours un sujet de niche par contraintes financières et manque d’intérêt des lecteurs, mais j’aimerais que ce modèle soit lui aussi, tout comme celui de coopérative, plus populaire !
Comment êtes-vous passé d’un journalisme freelance à un journalisme d’enquête ?
Avant Investigate Europe, j’ai travaillé en freelance en tant que pigiste ou correspondant pour différents médias : aqui.fr, Ouest France, BBC, Radio France, le Petit Futé en tant qu’écrivain voyageur en Grande-Bretagne et en Irlande du Nord… Cette dernière expérience, très formatrice, m’a permis de devenir plus organisé et débrouillard et s’est soldée par la publication de 11 guides de voyages. L’expertise et la connaissance du territoire britannique que j’en ai retirées a même facilité ma recherche de travail lorsque j’ai candidaté à France 2. Mais aujourd’hui, avec du recul, je pense que si l’industrie journalistique était moins précaire et difficile d’accès, peu de gens seraient freelance par choix. C’est souvent le manque de contrats décents et d’opportunités qui poussent les jeunes vers la pige, même si cela a aussi des avantages : toucher à plusieurs médias, se lancer à l’étranger…
Vous avez une carrière journalistique un peu « alternative », d’abord en freelance puis dans un média coopératif. Comment cela influence-t-il votre vision du journalisme à long-terme ?
Retourner dans une rédaction classique me serait difficile. A Investigate Europe les conditions de travail sont confortables : le média nous appartient donc tout le monde choisit les sujets ensemble sans interdit, le format d’investigation nous donne plus de temps pour enquêter et rédiger, la dimension européenne permet une grande diversité de sujets… Les quelques anciens collègues ayant quitté Investigate Europe sont d’ailleurs pour beaucoup restés dans le milieu coopératif.
Propos recueillis par Paul Chambellant pour Reporters d’Espoirs