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« Le problème principal de l’Europe, c’est qu’elle se vend extrêmement mal » – Jon Henley, journaliste et correspondant au Guardian et membre du jury du Prix européen du jeune reporter

By 24 octobre 2023novembre 27th, 2023No Comments

Jon Henley œuvre au journal britannique The Guardian, pour lequel il a été correspondant dans plusieurs pays d’Europe au cours des trente dernières années. Membre du jury de notre Prix européen du jeune reporter 2023, il aborde pour nous son parcours, sa vision de l’Europe et son expérience au sein de ce média indépendant.



Comment avez-vous vu évoluer The Guardian au cours de vos trente années de carrière dans ce média ?

Si j’ai rejoint le Guardian en 1992, c’est d’abord parce que le journal correspondait à mes valeurs. J’ai grandi avec, c’est le journal que lisaient mes parents. C’est le journal progressiste de centre-gauche de référence, comme Le Monde en France. Il a cela dit beaucoup changé au cours de mes 30 ans de carrière, en passant d’un journal essentiellement destiné aux professeurs et aux fonctionnaires à l’une des plus grandes voix du journalisme occidental. Surtout, c’est le medium qui s’est transformé : le journal papier, créé en 1821, pouvait se vendre jusqu’à 350 000 exemplaires, alors qu’aujourd’hui beaucoup ne connaissent le Guardian qu’à travers son site web. Celui-ci comptabilise près de 17 milliards de vues annuelles, faisant du Guardian une source d’information mondiale à l’échelle du New York Times et de la BBC.

Avez-vous constaté un changement d’approche des sujets européens ?

Tout à fait ! Au cours de ma carrière de correspondant en Europe, basé tantôt à Amsterdam, à Bruxelles, à Londres, en Scandinavie et à Paris, j’ai toujours milité pour une couverture européenne plus approfondie. Nous avons effectué un grand pas en ce sens, avec la création d’une page d’accueil européenne sur le site du Guardian à la fin du mois de septembre 2023. Fort de près de 20% de contenu supplémentaire et unique dédié à l’Europe, ce site ambitionne de devenir la source anglophone d’information européenne de référence : suite logique de l’augmentation de nos lecteurs et donateurs sur le continent. Nous visons également une couverture plus transversale de nos sujets, en comparant différents pays européens sur une même problématique.

Vous qui avez couvert de grands bouleversements européens, du Brexit au populisme grandissant, comment voyez-vous l’avenir de l’Europe ?

Je pense que l’Union Européenne n’est plus menacée par des volontés de sortie : le Brexit a en quelque sorte « vacciné » les autres pays et partis européens contre cette idée. Même l’extrême-droite ne souhaite plus la quitter et propose désormais de la réformer de l’intérieur. En revanche, nous assistons aujourd’hui à une fragmentation du paysage politique dans quasiment tous les pays européens : les grands partis de centre-droite et centre-gauche sont en déclin, au profit de partis souvent extrêmes et populistes qui montent en puissance. C’est, surtout, le populisme d’extrême-droite qui a le vent en poupe, l’Italie étant l’exemple le plus frappant mais pas le seul. Cette même extrême-droite est au gouvernement en Finlande, en tête ou deuxième dans les sondages en Autriche, Allemagne et en France, joue un rôle de plus en plus important dans la vie politique d’Espagne, des Pays-Bas, de la Belgique…

La tendance est très claire, comme le montre un réseau d’experts en science politique que j’ai mentionné dans un papier récent : en 2022, un tiers des électeurs européens ont voté pour un parti « anti-establishment », c’est-à-dire populiste, d’extrême-gauche ou d’extrême-droite, une tendance en hausse constante – sûrement amenée à s’accentuer encore avec les élections européennes de 2024. Les électeurs, se sentant menacés par le changement climatique, l’immigration, les difficultés économiques, la guerre en Ukraine, la montée des nouvelles technologies, ne sont plus convaincus par la politique traditionnelle et se tournent de plus en plus vers ce genre de partis et leurs « solutions » pour répondre à leurs angoisses.

En tant qu’Européen engagé, pensez-vous que le fédéralisme européen soit une réponse à ces tendances ?

Je pense que c’est d’abord un problème pour les partis politiques nationaux, mais il est clair qu’il faudra plus de coopération et d’unité en Europe dans plusieurs domaines à coup de compromis et de concessions. Le problème principal de l’Europe, c’est qu’elle se vend extrêmement mal : les citoyens, et parfois même les parlementaires, ne savent pas ce qu’est l’UE, comment elle fonctionne, comment elle contribue à leurs vies… À mon avis une éducation à l’UE dès l’école primaire, accompagnée d’une formation critique aux médias, est essentielle pour comprendre son rôle dans nos vies.

Votre travail de reporter pendant la crise en Grèce a beaucoup reposé sur le partage de témoignages sur Twitter. Quel est votre regard sur ce type d’outil ?

En principe, je trouve que les réseaux sociaux sont une bonne chose parce qu’ils démocratisent l’information, à condition que les lecteurs restent avertis et critiques du contenu qu’ils consomment. Auparavant les journalistes étaient les uniques détenteurs de la vérité et de l’actualité, mais depuis l’essor d’Internet il nous faut travailler différemment, changer la relation avec nos lecteurs qui sont aussi contributeurs, partageurs, correcteurs…

En tant que journaliste de longue date, je crois sincèrement à l’importance d’un journalisme de qualité et d’une information équilibrée, vérifiable et objective pour éclairer les citoyens. La capacité des réseaux sociaux à faire circuler de l’infox m’inquiète donc particulièrement. Les consommateurs doivent être capables de poser des questions de base : d’où vient cette information, d’autres sources la vérifient-elles ? Qui la publie, et pourquoi ? Essaie-t-on de m’influencer, de me vendre quelque chose ? C’est comme cela qu’on juge une information et qu’on se forge une opinion.

Le modèle du Guardian est assez particulier : vous êtes l’un des seuls grands organes de presse écrite à la fois indépendant et dont les contenus sont proposés gratuitement en ligne. Comment un tel modèle est-il possible ?

Le Guardian a formé en 1936 la fondation « The Scott Trust », dont le but était de préserver l’indépendance financière et éditoriale du journal. Depuis 2008 ce « trust » est devenu une société anonyme, mais sa constitution reste la même, sans actionnaires ni propriétaires. Tous les bénéfices sont réinvestis au sein du journal et de ses salariés. Au tournant des années 2000, nous avons comme les autres journaux connu une énorme crise avec l’arrivée d’Internet, mais nous avons tenu à la gratuité du site web. Et puis, il y a cinq ans, nous avons développé un nouveau modèle de financement en demandant des dons directement à nos lecteurs. Cela a fait grimper nos revenus numériques à 70% du revenu total et nos donateurs réguliers à plus d’un million – dont la moitié proviennent de l’international !

Et ce modèle fonctionne : nous générons des bénéfices depuis 2019, avec un nombre de donateurs en constante augmentation. Cela dit je ne suis pas sûr que ce modèle marcherait pour d’autres médias, particulièrement ceux qui ont moins de lecteurs et de visites et dont l’identité n’est pas aussi forte que celle du Guardian. C’est tout le paradoxe de notre modèle : si la gratuité nous a fait perdre beaucoup d’argent pendant un temps, elle nous a également permis de construire une audience extrêmement large que nous pouvons désormais solliciter pour contribuer à notre financement par ses dons.

Propos recueillis par Paul Chambellant pour Reporters d’Espoirs

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