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« Le journalisme de solutions est la preuve qu’il est possible de changer d’imaginaire » – Diane Lami et Théo Boyé, co-fondateurs de l’association Inspeer et « slow reporters »

By 3 octobre 2023novembre 27th, 2023No Comments

Co-fondateurs de leur association devenue média en ligne Inspeer, Diane et Théo sillonnent l’Europe et l’Amérique depuis deux ans à la rencontre d’« humains inspirants », en vélo et voilier. Tous deux anciens étudiants en école de commerce, ils cherchent aujourd’hui à inspirer des vocations en couvrant des « solutions d’avenir ».


« Inspeer » : de quoi s’agit-il ?

Diane – Le projet est né il y a cinq ans, alors que je découvre le livre L’économie bleue de Gunter Pauli qui présente des « solutions d’avenir » pour vivre de manière moderne tout en respectant l’environnement et les humains. Devant le manque de contenus en ligne couvrant ces initiatives et l’urgence climatique qui nous alerte, je convaincs Théo, ami de longue date d’HEC Montréal, de quitter nos jobs pour nous lancer dans un projet d’expédition-reportage. Nous avons créé Inspeer après une levée de fonds et une mise en cohérence du projet avec nos valeurs écologiques : nous avons voyagé à vélo en Europe pendant plus d’un an, avant d’embarquer sur un voilier pour deux mois de traversée vers le Mexique où nous nous trouvons aujourd’hui.

Théo – Avant notre départ beaucoup nous disaient qu’on était fous, que ce serait impossible, mais finalement nous avons réussi en partant de rien ! C’est pourquoi nous voulons d’autant plus témoigner qu’une telle aventure est accessible et possible en persévérant. Parmi les personnes qui nous suivent, beaucoup ne savaient pas qu’on pouvait traverser l’océan en voilier et nous disent vouloir le faire à leur tour.

Comment mettez-vous en perspective vos études avec cette expérience ?

Théo – A la genèse du projet, il y a le sentiment d’avoir trop peu appris sur le développement durable et sur des « solutions d’avenir » dans notre école de commerce. Nous avons donc souhaité les mettre en lumière pour informer les citoyens, avec un prisme originel de « start-up à impact » : nous voulions aider à les transformer en acteurs du changement. Après une cinquantaine d’interviews et la prise de conscience que les humains derrière les projets étaient plus inspirants que les initiatives en elles-mêmes, notre approche a évolué : convaincus qu’il y a autant de solutions qu’il existe d’humains, nous nous sommes donné pour nouvelle mission d’inspirer des vocations parmi notre audience.

Diane – Nous sommes partis d’une logique d’école de commerce, avec l’idée de partager des techniques, des « business model » de projets à impact à répliquer dans d’autres parties du monde. Mais ce genre de projets naissent de la bonne idée d’une personne et ne sont pas forcément adaptables partout. Nous avons dès lors préféré motiver les citoyens, notamment les jeunes de cette « génération désorientée », à trouver leur voie et à passer à l’action.

Votre projet devait originalement durer 18 mois, et aujourd’hui voilà deux ans que vous êtes sur la route. Comment voyez-vous la suite maintenant ?

Théo – Nous allons repartir à l’aventure le mois prochain en direction de la Colombie en parcourant l’Amérique Centrale, et ce au moins jusqu’à juillet 2024 avant de revenir en France à voile. Nous aimerions réaliser un tour des universités pour rencontrer notre public cible, des étudiants et jeunes professionnels, et sensibiliser ces futurs décideurs sur leur rôle à jouer dans la construction du monde de demain. A plus long terme nous voulons également réaliser un film sur notre aventure. D’ici là, il nous faut diversifier les profils de nos interviewés, vers plus de mixité et d’inclusion de communautés autochtones, d’activistes et d’artistes, afin d’aller au-delà des « entrepreneurs à impact » et vers des citoyens engagés et passionnés.

Vous parlez de « slow travel », de « slow reporters »… Faut-il ralentir pour mieux vivre ?

Théo – Avec un tel projet il faut de l’ambition, mais il est fréquent d’en avoir trop en aspirant à « changer le monde » immédiatement. Il a donc fallu se poser et repenser le projet pour se recentrer sur l’essentiel : l’inspiration.

Diane – Dans notre course à l’immédiateté, nous nous sommes presque perdus. Nous sommes partis la tête dans le guidon à un rythme effréné, et n’avons pu ralentir qu’à l’occasion d’une « déconnexion forcée » lors de la traversée de l’Atlantique après presque un an et demi de voyage. De là a découlé notre repositionnement, mais aussi une nouvelle façon de raconter : aujourd’hui nous abordons moins le financement des projets que le « déclic » qui a poussé les personnes à se lancer, moins le comment que le pourquoi.
Et nous prenons le temps de transmettre ce qui compte vraiment, en passant des moments avec les interviewés hors des caméras. Arriver à vélo, s’intéresser à la personne derrière le projet, l’interroger sur son histoire personnelle… autant de moyens de ralentir le rythme pour des interactions qui ont plus de sens, et qui nous ont parfois même valu des interviews là où une méthode plus traditionnelle de « fast news » ne l’aurait peut-être pas décrochée.

Vos reportages les plus marquants ?

Diane – Beaucoup de reportages marquants : des interviewés qui nous proposent de dormir chez eux, d’aller boire un verre ensemble… La richesse de l’interview vient souvent de la conversation qui se tient en « off ». Faire un bon reportage c’est comme toutes les bonnes choses, ça prend du temps. Et c’est ce que nous tâchons de faire.

Théo – Nous avons « pris une claque » avec un porteur de projet de vélos cargos au Danemark (Ian de XYZ Cargo, un reportage à retrouver ici : https://www.inspeer.org/ridezone?modal_page=profile-detail&modal_detail_id=188001-xyz-cargo ). Nous nous attendions à filmer un entrepreneur du transport local et bas-carbone, et nous avons découvert un artiste qui a fait les Beaux-arts de Copenhague et avec qui nous n’avons pas une seule fois abordé le sujet du vélo. Il nous a invités à aller nous baigner dans un fjord puis à manger avec sa famille. Pour lui l’art doit d’abord servir l’utilité commune et l’écologie, et c’est comme cela qu’il voit son action : une forme d’« artivisme ».

Pourquoi avoir fait le choix de réaliser vos interviews en vidéo ?

Diane – Pour nous l’image est un moyen plus puissant que l’écrit pour faire passer des messages et toucher un maximum de personnes. Le format vidéo est incontournable pour permettre à l’audience de se projeter humainement et de s’identifier à des visages, de voir les interviewés derrière un discours.

Théo – L’idée est à la fois de documenter notre expédition et de nous adapter à notre public-cible, assez jeune et très consommateur de formats vidéo. Avec le recul, il faut admettre que la compétition est rude dans le monde de la vidéo. Nous sommes une chaîne parmi des milliards, et c’est forcément frustrant de voir notre nombre de vues stagner alors que l’on produit du contenu travaillé et qui a du sens.

Diane – L’algorithme n’encourage pas les formats longs, dont nous sommes pourtant persuadés qu’ils sont nécessaires. C’est donc à nous de trouver le juste milieu entre conformité aux règles de l’algorithme et liberté de format pour partager une information de qualité.

Votre voyage n’est pas sans rappeler celui de Marie-Hélène et Laurent de Chérisey (co-fondateur de Reporters d’Espoirs), auteurs du livre Passeurs d’Espoirs après un tour du monde des porteurs de solutions entrepris avec leurs enfants. Êtes-vous également des « passeurs d’espoirs » ?

Théo – Ce voyage ne faisait pas partie de nos inspirations, mais beaucoup d’aventures du même genre nous ont mis le pied à l’étrier à travers des visionnages de films – En quête de sens, Demain notamment – et des entretiens avec d’autres jeunes ayant réalisé un tour du monde, par exemple Jules et Raphaël pour le club Circul’R. Cela nous a donné envie de créer notre propre projet, et nous avons pris conscience au fil des années que ce projet devait avant tout nous faire plaisir et nous être unique.

Diane – Aujourd’hui nous voulons être ce média d’avenir que nous aurions aimé avoir quand nous étions étudiants. Ceux qui nous regardent nous disent qu’ils veulent avant tout nous voir évoluer puisque c’est à nous qu’ils s’identifient. Nous partageons donc davantage l’effet de ces reportages sur nous : les claques qu’on prend, les leçons de vie qu’on apprend, les expériences qu’on vit… Finalement l’aspect journalistique se révèle presque plus dans ces « retours d’expériences » que dans les reportages en tant que tels, et c’est ce que nous allons développer avec l’arrivée des articles sur le site web.

Pour vous qui ne venez pas du journalisme et avez créé votre propre média, quelle est votre vision du journalisme de solutions ?

Théo – A mon avis le journalisme de solutions est essentiel pour lutter contre l’information noire et anxiogène, et pour changer de récit. Nous nous sommes rendus compte que le monde de demain existe déjà : dans ce sens, le journalisme de solutions est la preuve qu’il est possible de changer d’imaginaire. Nous sommes presque devenus des journalistes aujourd’hui, et cela implique de bien creuser un sujet et de trouver les bonnes questions. Il faut se méfier du « faux » journalisme de solutions, qui fait miroiter de fausses solutions et perd parfois tout esprit critique en n’abordant que les bonnes nouvelles.

Diane – Ce type de journalisme est nécessaire pour sortir les citoyens de leur éco-anxiété et pour les inspirer avec des initiatives de gens comme eux. Le chemin est déjà débroussaillé par des pionniers, et n’attend plus qu’à être foulé. Tout ce qui manque c’est davantage de citoyens alertes et prêts à contribuer, ce que reflète notre slogan « Join the ride ! ».

Propos recueillis par Paul Chambellant pour Reporters d’Espoirs

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