Elles vivent du RSA et n’ont plus les moyens de s’occuper d’elles. C’est pour ces femmes que la coiffeuse Lucia Iraci a créé le salon social Joséphine : un lieu quasi gratuit pour les rendre belles et leur redonner confiance en elles.
Assise tout au bord du canapé, Barbara tire nerveusement les manches de son pull sur ses mains. Des cernes sombres entourent son regard. On sent qu’elle peut partir, s’enfuir à tout moment. Hier, elle a téléphoné pour avoir un rendez-vous et elle a certainement dû faire des efforts pour apporter aujourd’hui, comme on le lui a demandé, ses derniers relevés de RSA (Revenu de solidarité active). On s’affaire autour d’elle avec gentillesse et sourire. Peu à peu, Barbara se détend. Elle ne veut qu’un brushing. Non, pas de couleur. Ses cheveux bruns, elle tient à les teindre elle-même et, même s’ils sont abîmés, pas question de les couper. Barbara n’est pas son vrai prénom, mais c’est elle qui l’a choisi pour raconter son histoire, elle ne veut pas qu’on la reconnaisse. Barbara a honte. C’est le sentiment de beaucoup de femmes qui poussent la porte du salon social de l’association Joséphine pour la beauté des femmes, une idée géniale de la coiffeuse Lucia Iraci. Un lieu unique en France, récemment ouvert dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, pour les femmes en situation précaire qui n’ont plus les moyens de prendre soin d’elles.
Au départ, ces « clientes » devaient être envoyées par des associations, mais elles sont de plus en plus nombreuses à se présenter spontanément. Contre une participation de 3 €, elles peuvent, une fois par mois et en plusieurs fois, se faire coiffer, maquiller, bénéficier de soins esthétiques, de cours de gym et même de relooking et de prêt de vêtements si elles doivent passer un entretien d’embauche ou participer à un événement important. Toutes ont connu le chômage et vivent du RSA. Si elles sont mères de famille, elles sont monoparentales. Et si elles suivent une formation, elles la vivent comme un sursis car rien n’est moins sûr qu’obtenir un travail. Barbara se lève pour qu’on lui lave les cheveux. Cette belle femme de 46 ans, grande et très mince, est une ancienne danseuse. Maurice Béjart, Roland Petit, Philippe Decouflé… elle a dansé dans plusieurs troupes de ballets avant de devenir professeure indépendante. Et puis, il y a quatre ans, « un très gros pépin : viol plus agression » l’a immobilisée quatre mois à l’hôpital. Ensuite ? La chute. Barbara, qui vit au jourd’hui du RSA (460 € environ), est une habituée des Restos du coeur. Bientôt, elle doit commencer une formation d’auxiliaire de vie, et ce projet lui donne la force de continuer. Les cheveux brillants et bien lissés, elle accepte une manucure. Puis son visage s’anime : « Et d’accord pour le maquillage aussi. » Deux heures plus tard, après être passée entre les mains de Sarah Azan, la coiffeuse, et d’Anne Pellegrino, la maquilleuse, Barbara se regarde dans la glace : « Comme je suis belle ! » Et quand elle poursuit, les larmes aux yeux : « J’avais oublié cette image de moi », on est bouleversée devant ce miracle qui ne tient pas qu’à l’effet des artifices.
(Photo) Légende : Bac + 5 en marketing, Eglantine (en haut à gauche), 31 ans, est arrivée au salon complètement découragée. Dans trois jours, elle doit passer son huitième entretien d’embauche pour la même entreprise. Des postes différents à chaque fois, mais toujours le même refus. « Je me demande ce qui ne va pas ! Je ne dors plus et je n’ai plus du tout confiance en moi. » Plutôt que sa minijupe, Charlotte Rosier, styliste et conseillère en image, lui propose un tailleur-pantalon fluide. Eglantine s’épanouit. Son image lui plaît. Lundi, elle passera se faire coiffer et maquiller avant son rendez-vous.
Retrouver l’estime de soi, c’est le credo de Lucia Iraci qui ne s’étonne pas de voir les femmes arriver en ayant un air « normal ». Souvent souriantes et habillées à la mode parce que, aujourd’hui, « avec un jean et un T-shirt, on passe partout ». Petite femme rousse, faussement fragile, Lucia, qui semble sortir d’un tableau de Klimt, raconte : « Un jour, j’ai croisé dans la rue une femme “normale” avec, dans le regard, quelque chose qui ne l’était pas : l’envie de disparaître. Plus tard, il m’est souvent arrivé de parler avec des femmes assises par terre : autrefois, elles avaient été “normales”. J’ai eu des copines qui se faisaient battre par leur mari et qui, pourtant, continuaient à être “normales”. » Et elle éclate de rire en lançant : « Les femmes sont très fortes pour donner le change. » Lucia sait de quoi elle parle. Née en Sicile à la fin des années 50 dans une famille modeste, elle perd son père à l’âge de 3 ans. Elevée avec les cinq autres enfants par une tante et son grand-père, elle est placée, à la mort de ce dernier, dans un orphelinat avec sa soeur Joséphine. Sa mère, elle, part avec les autres enfants en France. Plus tard, elle reviendra chercher Joséphine mais pas Lucia, petite fille de 9 ans. Dans son orphelinat, elle attendra d’avoir 16 ans pour partir à Paris. Et c’est Joséphine, devenue coiffeuse, qui l’introduira dans le métier. « A l’époque, je ne me confiais jamais, raconte Lucia. Comme ces femmes ici, je ne parlais pas de moi, ou alors, jusqu’à la naissance de mes filles, je m’inventais une vie. » Pendant vingt ans, elle fait ses armes sur les plateaux des studios avec les plus grands mannequins et photographes. En 2000, elle ouvre son propre salon au coeur de Saint-Germain-des-Prés où dé – filent people et anonymes. « Mais il me manquait quelque chose, explique-t-elle. Je voulais aider les femmes mais je ne savais pas comment. » C’est son expérience auprès des mannequins qui l’a mise sur la piste. « Ces très jeunes filles, souvent paumées et seules car loin de leur famille, arrivaient parfois tellement éteintes que je me demandais comment on allait s’en sortir. Et puis, une fois maquillées et coiffées, elles devenaient sublimes sous les projecteurs. »
L’association Joséphine, du nom de la soeur tant aimée morte d’un cancer, est née de cette envie : rendre belles et remettre dans la lumière celles que la vie n’a pas épargnées. L’expérience commence en 2006 dans son propre salon, un lundi par mois. Puis elle se poursuit en banlieue parisienne auprès des mamans de la crèche Baby-Loup à Chanteloup-les-Vignes et dans des associations telles que Mission possible, Force femmes, Asmae, etc. Enfin, depuis le mois de mars, le salon Joséphine est ouvert dans le 18e arrondissement, grâce à des sponsors et à des mécènes (Mairie de Paris, Meetic, Macif, L’Oréal, Gemey…). Cet endroit qui, il y a encore trois mois, était « la maison des rats » comme le dit Olivia Montrobert qui s’est occupée des travaux et de la décoration, est un espace coloré et joyeux. Maya Wendling, qui cherche non-stop des partenaires, confie que, si le salon n’a que quelques mois de visibilité financière devant lui, elle est confiante dans l’avenir. En effet, le fonctionnement repose sur un dispositif légal qui permet de profiter du savoir-faire de professionnels libéraux en activité. Ainsi, à l’exception de trois salariés – Koura Keita, la coordinatrice, Sarah, la coiffeuse, et Anne, la maquilleuse –, tous les autres (avocat, expert-comptable, attaché de presse, décoratrice, esthéticienne, prof de gym…) donnent bénévolement de leur temps dans le cadre du mécénat social qui permet des déductions fiscales.
Aujourd’hui, Lucia a fugué de son salon du 6e arrondissement et elle coupe la chevelure brune de Myriam. « Réservée mais souriante, la jeune femme accepte de parler jusqu’à ce que, brusquement, ses larmes coulent. Elle est arrivée d’Algérie après son bac, avec une bourse pour un master 2 en biologie, mais, deux ans plus tard, son titre de séjour ne lui a pas été renouvelé. Sa bourse est interrompue et des arrêtés de reconduite à la frontière tombent en pleine période d’examens. « Sans le soutien de mes professeurs, l’aide des Restos du coeur et de RESF (Réseau éducation sans frontières) qui m’a aidée à obtenir le renouvellement de ma carte de séjour, je ne sais pas ce qui me serait arrivé. » Aujourd’hui, son master en poche, elle cherche un emploi et son titre de séjour est renouvelé tous les trois mois. Pour vivre au jour le jour et payer son loyer, elle a l’APL (Aide personnalisée au logement) plus les économies qui lui restent d’un job d’été dans un parc où elle nettoyait les allées et les toilettes. à encore, après qu’on s’est occupé d’elle, Myriam s’anime et sort de sa réserve pour discuter avec les femmes qui l’entourent. C’est Khedija (53 ans) qui décrit sa formation en restauration collective et qui raconte qu’elle ne va jamais chez le coiffeur, trop cher pour elle. C’est Sabrina, mère célibataire de 33 ans, licenciée en droit et ancienne directrice d’un centre aéré, qui explique l’engrenage dans lequel elle est tombée après une grave maladie et la perte de tous ses droits. Elle cache à sa famille sa situation parce qu’elle espère s’en sortir. Après avoir passé un CAP petite enfance, Sabrina espère monter une micro-crèche grâce à l’aide de l’association Emergence.
Pendant ce temps, Kini, 58 ans, a retrouvé le sourire depuis que Charlotte Rosier, styliste et conseillère en image, lui a prêté une robe rouge et un long gilet noir qu’elle portera pour le mariage de sa fille. Quand elle est arrivée pour se faire coiffer, Kini ne voulait même pas enlever son manteau tellement elle se trouvait « moche et grosse ». Et, en même temps, elle craignait les critiques de sa famille (qui la juge dépressive) si elle restait en noir pour la cérémonie. Après un dernier petit café, Myriam affirme avoir retrouvé l’énergie nécessaire pour s’attaquer de nouveau au marché du travail. Et elle annonce qu’elle reviendra le lendemain avec son CV pour que Koura, qui reçoit en entretien personnel chaque femme qui arrive, lui donne son avis. Lucia Iraci voudrait aussi faire entrer dans la ruche une psychologue, une gynéco et une nutritionniste : « Pour papoter d’abord, profiter de conseils et, s’il le faut, être dirigée ailleurs. » Plusieurs salons sociaux sont aujourd’hui en projet : à Avignon, à Levallois-Perret, ailleurs dans Paris et dans le 93. Et parce que la gaieté est la politesse de Lucia, elle éclate de rire en disant : « Et comme ça, j’entendrai toujours prononcer le prénom “Joséphine”. »