Photo by IISD/ENB | Anastasia Rodopoulou
Dans sa contribution au sixième rapport du GIEC, le troisième groupe de travail observe que la couverture médiatique dédiée aux sciences climatiques est non seulement de plus en plus rigoureuse, mais a pratiquement doublé de volume en quatre ans dans 59 pays du monde. Aurait-on franchi le cap d’une information consciente de l’urgence climatique, et résolue à faire passer le message à son audience ? Sophie Szopa, auteure principale, coordinatrice d’un chapitre pour le premier groupe de travail du GIEC et vice-présidente développement soutenable à l’Université Paris-Saclay, s’attache à transmettre ce que sont ces rapports, leurs résultats clés et, comment se construisent les connaissances sur le climat aux politiques et journalistes. Conférencière notamment à Radio France et France Télévisions, invitée de l’édition 2023 de l’événement Sciences et Médias, experte lors de l’initiative « Mandat ClimatBiodiversité » à l’Assemblée Nationale (formation suivie par 27% des députés), elle partage avec Reporters d’Espoirs ses observations sur les habitudes et les impensés journalistiques qui tendent, en dépit des bonnes intentions, à freiner une réelle transition de l’information.
Conscience environnementale, entre engagement et posture
En France, les grands médias généralistes se sont passé le mot : l’heure est à l’écologie. Ils signent des chartes, sélectionnent attentivement leurs illustrations – plus de glaces et d’enfants qui barbotent dans les fontaines pour accompagner les reportages sur la canicule –, ils forment leurs équipes à la Fresque du climat (comme Le Monde ou BFM) et communiquent à grand bruit sur leur nouvel engagement. Le ton de « bon élève satisfait » surprend, voire agace, les journalistes pionniers sur le sujet ou certains scientifiques. « J’ai du mal à comprendre cet effet d’annonce », explique Sophie Szopa à propos du « grand Tournant » de Radio France. « Voilà plusieurs décennies que le premier rapport du GIEC est paru. Il n’y a pas de quoi être fier de ne prendre la mesure de la situation que maintenant. » Pareille autocongratulation lui rappelle d’ailleurs le comportement de certains députés venus participer, peu avant leur entrée en fonction, au programme Mandat ClimatBiodiversité, trois journées de vulgarisation durant laquelle une quarantaine d’experts initiaient les élus aux enjeux environnementaux. « L’événement était couvert par la presse, certains élus venaient surtout pour être pris en photo. » Le nombre de députés présents lors de la seconde session organisée en automne – et surtout hors caméra –, a drastiquement baissé. Réjouissance toutefois : le programme a inspiré une initiative similaire au Royaume-Uni, et des formations à l’attention de haut-fonctionnaires français, puis de l’ensemble des fonctionnaires, ont été annoncées à l’automne 2022.
Des freins intrinsèques au sujet du climat ?
Scientifiques, activistes, journalistes s’évertuent depuis des années à rendre visibles les effets de nos modes de vie sur le climat. Comment expliquer que la plupart des médias ne se soient pas emparés plus tôt du sujet ? Sophie Szopa observe d’abord que l’idée selon laquelle l’environnement constituerait un « sujet plombant », qui de surcroît n’intéresserait pas le public, rebute souvent les rédactions. Ensuite, le changement climatique est un bouleversement inscrit sur le long terme, or les journalistes sont davantage habitués à traiter l’actualité chaude et les évolutions à court terme. De fait, les événements ponctuels, comme la sortie des rapports du GIEC, ou dramatiques, comme les récentes inondations au Pakistan, propulsent l’environnement au premier plan. Mais cet intérêt par vague est à double tranchant, car le flot de l’actualité ne tarit jamais, et il y a toujours un événement pour venir en chasser un autre. « Récemment, raconte Sophie Szopa, j’ai été contactée pour parler de la dégradation de la qualité de l’air aux Etats-Unis, en lien avec les incendies au Canada. Je me suis préparée et, au dernier moment, la rédaction m’a appelée pour annuler, parce qu’une attaque avait eu lieu à Annecy, et que ça les intéressait davantage. ». Enfin, nombre de médias généralistes appartiennent à de riches industriels, lesquels n’auraient pas forcément intérêt à promouvoir un discours de transition. Les journalistes de Monde ou de BFM avec qui elle a abordé la question ont toutefois garanti leur totale indépendance sur ce point.
Déléguer aux experts : un réflexe un peu facile ?
« Depuis la sortie du sixième rapport, les auteurs du GIEC, en particulier ceux qui s’investissent dans la vulgarisation, sont énormément sollicités. On nous demande d’intervenir dans des entreprises, des universités, des rédactions. ». Elle s’interroge par contre sur l’intérêt de la présence d’un scientifique chaque fois que le climat est mentionné sur un plateau télé ou dans un article. Dans les émissions télévisées, par exemple, est-ce que la nécessité d’avoir des images, donc des visages, ne justifie pas l’intervention d’un expert davantage que le besoin d’information qu’il serait seul à pouvoir fournir ? Après tout, les rapports d’organisations internationales relatifs à l’environnement sont pour la plupart en libre accès. Le GIEC lui-même a publié de nombreux produits dérivés pour vulgariser ses observations, comme des fiches sectorielles, ou un atlas qui permet de naviguer dans les données parues, quand le collectif étudiant Pour un réveil écologique résume en dix points clés les contributions de chaque groupe de travail. « Les ressources sont là », observe Sophie Szopa, mais les journalistes peinent à s’en saisir. « C’est tout de même saisissant que, durant la campagne présidentielle de 2022, la question de l’environnement ait été complètement occultée. Quand un candidat faisait une annonce sur le sujet, les journalistes politiques ne cherchaient jamais à creuser plus loin. Il existe pourtant un Haut conseil pour le climat, composé de scientifiques indépendants qui évaluent les mesures prises pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre de la France. Le travail critique est déjà prémâché. » Les lignes commencent cependant à bouger. On peut penser par exemple aux dernières initiatives du journal Le Monde, dont la première, « Comprendre le réchauffement », résume l’état des connaissances scientifiques sur le réchauffement planétaire dû à l’activité humaine grâce entre autres à des graphiques interactifs, et la seconde, la série « Adaptation », présente en onze reportages extensifs le potentiel d’adaptation de la France aux futures conditions climatiques. La scientifique salue également le travail de fact-checking (vérification) environnemental mené par de nombreuses rédactions. Reste à voir si ces connaissances serviront aux journalistes eux-mêmes pour traiter du climat avec pertinence, et ce quelle que soit leur spécialité. En pratique, les compétences existent souvent au sein des rédactions, ce sont des choix éditoriaux qui limitent le bon traitement de ces sujets.
Sortir le climat de la « case environnement »
Confiner le sujet à une seule rubrique, souvent secondaire, voilà en effet ce que Sophie Szopa reproche surtout aux médias français. Car on ne fait pas plus transverse que les crises environnementales. Économie, alimentation, politique, santé, énergie, sports – avec les récentes réflexions sur l’organisation d’événements à la fois internationaux et écoresponsables – tout touche de près ou de loin à l’impact des humains sur l’environnement ou à l’effet de la dégradation environnementale sur nos sociétés. Compte-tenu de l’urgence écologique, les professionnels de l’info ne devraient plus pouvoir évacuer ces questions sous prétexte qu’ils ne travaillent pas à Reporterre ou dans la rubrique « environnement » de Libération. Invitée en mars 2023 à une session de la formation aux enjeux climatiques de France Télévisions Université, organisée pour ses équipes de journalistes en régions, Sophie Szopa a ainsi pu constater que certains journalistes s’entendaient souvent répondre par leurs homologues que l’environnement constituait « un problème de bobos », voire un sujet circonscrit, dont le traitement ne remettait pas en question la façon de couvrir d’autres thématiques au sein d’une même rédaction. « La contribution du premier groupe de travail au sixième rapport du GIEC est sortie le 9 août 2021. Dans le JT, ce jour-là, les infos relatives à cette publication ont été immédiatement suivies d’un reportage sur la passion des Français pour les litchis. Rien sur l’impact environnemental de consommer ce genre de produits en France et un décalage flagrant entre un sujet grave et une information de divertissement. Ce n’est pas cohérent. » Pour autant, des rencontres régulières entre scientifiques et responsables de rédaction et journalistes de France Télévisions organisées depuis le printemps 2022 semblent avoir porté leurs fruits : une cellule « planète » a été constituée avec la volonté d’améliorer et de systématiser le traitement des informations relatives aux crises environnementales et à la transition. Information qui est d’ailleurs bien plus fouillée sur leur site internet, consulté par une population plus jeune et plus intéressée par ces sujets. Le point météo qui suit le journal de 20h a également évolué en un journal météo et climat, ce qui permet de mieux contextualiser les phénomènes météorologiques, mais aussi de raccourcir le chemin entre explications scientifiques et questions du public, puisque des scientifiques interviennent parfois directement afin d’apporter des réponses. Une équipe de référents scientifiques a de surcroît vu le jour peu après. Son rôle consiste à porter environ une fois par an un regard rétrospectif sur la manière dont le groupe a traité du climat, afin d’identifier des points d’amélioration.
En parler plus, en parler mieux… est-ce suffisant ?
Il existe un monde entre la connaissance et l’action : c’est presque une banalité de le dire. Le premier rapport du GIEC date de 1990. Trente-trois ans plus tard, le sixième rapport estime que le réchauffement de la planète est, en l’état actuel des mesures politiques, susceptible d’atteindre 3°C d’ici la fin du siècle. En outre, si l’on parle beaucoup des risques liés au changement climatique, leur perception demeure diffuse. Sophie Szopa rappelle qu’en juillet 2021, l’Allemagne a subi des inondations de grande ampleur, aux conséquences dramatiques, dont l’origine fut attribuée dès août au réchauffement climatique par le World Weather Attribution. « Les élections fédérales ont eu lieu peu de temps après, en septembre 2021. Malgré le choc des inondations, on n’a pas vu les Verts remporter les élections. » En dépit d’une augmentation de voix pour les écologistes de 5,8% par rapport à 2017, la Direction générale du Trésor constate que le SPD, victorieux, demeure en Allemagne l’un des partis de gauche les moins ambitieux vis-à-vis de la transition écologique. L’information ne se suffit donc pas à elle-même, c’est un fait. Surtout quand la culture médiatique de la controverse pousse parfois à opposer à outrance des points de vue sur le sujet sans chercher à rappeler les faits scientifiques qui eux ne sont pas discutables. Pour autant, affirme Sophie Szopa, le traitement du changement climatique par les médias demeure essentiel, en ce qu’il fournit des éléments de référence au débat public. « Les bouleversements de l’environnement et les choix de transition nous concernent tous, c’est normal que les médias témoignent de ces changements et les explicitent. C’est ce qui nous permet de débattre de la route à suivre. » Et c’est l’existence d’un débat public qui donne à une décision collective son caractère démocratique.
Louise Jouveshomme, chargée d’études au Lab Reporters d’Espoirs, juillet 2023.