De nationalités suisse et tunisienne, Sami Zaïbi est journaliste depuis 8 ans. S’il vit et travaille entre Suisse et Egypte, c’est au Danemark qu’il s’est intéressé avec l’île Samsø « entièrement autonome en énergies renouvelables ». Une autonomie liée à l’insularité du territoire, certes, mais aussi issue d’une bataille acharnée de la municipalité et d’une fibre démocratique avérée pour faire des citoyens les acteurs du projet. Prochain cap : l’abandon total des énergies fossiles et, qui sait, l’essaimage du modèle au continent ?
Il a reçu le premier prix dans la catégorie « Francophonie » pour son reportage « Samsø et l’énergie renouvelable, l’utopie devenue réalité ».
Samsø et l’énergie renouvelable, l’utopie devenue réalité – Sami Zaïbi
Entièrement autonome en énergies renouvelables, l’île danoise de Samsø mise non pas sur l’idéalisme, mais sur la gouvernance participative, la décentralisation et le bon sens économique. Visite d’un laboratoire inspirant alors que l’Europe craint pour son approvisionnement énergétique.
Des fraises et des patates. Voilà ce qui faisait historiquement la réputation de Samsø (prononcez « samseu »), petite île danoise de 144 km2 particulièrement ensoleillée (du moins pour le Danemark). Ce bout de terre posé à 20 kilomètres des côtes a toutefois acquis ces dernières années une renommée mondiale pour une richesse moins visible, mais autrement plus cruciale pour l’avenir de l’Europe: l’énergie.
En 2007, Samsø est devenue la première île au monde entièrement autonome en énergies renouvelables, un exploit récompensé en 2021 par le Prix de l’action climatique mondiale de l’ONU, remis lors de la COP26 à Glasgow. L’île attire de nombreux visiteurs de tous les continents avides de comprendre comment opérer le changement de système énergétique. Parmi eux, l’ingénieur Stéphane Genoud, pape suisse du renouvelable, qui y emmène chaque année ses étudiant·es en gestion énergétique. Le Temps s’est invité à ce voyage, alors que depuis la guerre en Ukraine, les pays européens craignent une pénurie d’énergie et certains d’entre eux reviennent au fossile.
Vieillissement de la population
Après un long trajet en car, puis une heure de ferry à travers la brume de la mer du Kattegat, l’île de Samsø apparaît dans toute sa beauté scandinave: de longues étendues broussailleuses balayées par les vents, un port paisible où dorment des voiliers dénudés, et un village ou se courent après quelques maisons de tôle rouge. La suite du périple se fera intégralement à vélo, sur des pistes cyclables presque davantage fréquentées que les routes adjacentes, dans la lumière douce et diffuse d’un soleil toujours bas et moite.
La première étape de notre pèlerinage nous emmène à l’Académie de l’énergie, une bâtisse lumineuse parée de panneaux photovoltaïques, où nous rencontrons le chef de projet Michael Kristensen. Cet enfant de l’île incarne à merveille la mentalité insulaire. A la fois engagé dans la municipalité, pompier volontaire, entraîneur de football, conseiller en énergie et père de famille, ce charpentier de formation multiplie les casquettes et se considère avant tout comme un citoyen engagé. Cela peut paraître anecdotique, mais cette dimension citoyenne et ce fort sentiment d’appartenance sont au centre de la réussite de Samsø. «Le changement ne viendra pas du monde politique d’en haut, ces vieux avocats grassouillets n’y connaissent rien, lance-t-il. C’est dans les communes que le changement s’opère, c’est là qu’il faut s’engager.»
L’histoire de la transition énergétique de son île, que Michael Kristensen commence à nous raconter, n’a rien du récit hippie que l’on pouvait attendre. Au contraire. A la fin du XXe siècle, Samsø est victime, comme le reste de l’Europe, d’un exode rural sans merci. De près de 8000 habitant·es au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sa population a diminué de moitié. Chaque année, la dépopulation atteint 1 à 2%. En conséquence, la pyramide des âges s’inverse: 50% des habitant·es ont plus de 60 ans et les quelque 80 morts annuelles ne sont pas compensées par la vingtaine de naissances. Quant aux jeunes qui rallient le continent pour les études, ils n’en reviennent souvent jamais.
Chaîne de valeur locale
Face à ce problème démographique, une question s’est posée sur l’île: comment financer les infrastructures, alors que les commerces disparaissent, les métiers aussi, et que la plupart des habitant·es sont retraité·es? Les deux activités principales de Samsø, l’agriculture et le tourisme, ne suffisent pas. Alors a émergé l’idée de développer les énergies renouvelables, qui constituent désormais la troisième principale activité économique. L’idéal était donc tout sauf idéologique. Il était stratégique, avec la volonté de dépendre le moins possible du continent, et économique, avec le besoin de créer une chaîne de valeur locale. C’est presque accessoirement que l’écologie est venue emballer le tout, quand en 1997 le ministre de l’Energie a décidé de faire de Samsø une expérience pilote. L’objectif est posé: l’île doit atteindre la suffisance énergétique en dix ans, principalement grâce à l’éolien.
En sept ans déjà, c’était chose faite. «Mais ne croyez pas que c’était facile», s’empresse d’ajouter Michael Kristensen. Comme dans de nombreux pays européens, les freins étaient nombreux et difficiles à lever: près d’un cinquième de l’île est protégé; les habitant·es ne veulent pas des nuisances sonores; les organisations environnementales souhaitent protéger les oiseaux. Ajoutez à cela les contraintes topographiques, les conditions de vent inégales, les résistances des propriétaires des terrains, et vous obtenez un sac de nœuds typique des projets d’énergie renouvelable enlisés en Europe depuis des années.
Pourquoi donc cela a-t-il fonctionné à Samsø? Aucune solution miracle, mais la conjonction de plusieurs facteurs positifs. A commencer par la «tradition scandinave de coopération»: «Ici, on se connaît tous, on se fait confiance, et surtout on est des citoyen·nes engagé·es et non des politiques», explique Michael Kristensen. Voilà pour le socle, qui n’évitera pas la tenue de quelque 150 réunions pour mettre tout le monde d’accord. Ensuite, la clé de la réussite a résidé dans la conception économique, avec un principe très simple: l’éolienne que l’on possède est beaucoup moins bruyante que l’éolienne que l’on subit.
Les éoliennes aux habitants
En d’autres termes, les éoliennes terrestres de Samsø, qui valent plus de 1 million d’euros chacune, appartiennent à ses habitant·es. Près de 450 d’entre eux et elles ont investi dans l’infrastructure, grâce à des parts débutant à seulement 350 euros. Ainsi, c’est la population qui touche les bénéfices de la production électrique. «A votre réveil, quand vous regardez par la fenêtre de votre maison une éolienne que vous possédez, vous ne vous inquiétez pas si elle tourne, mais si elle ne tourne pas», note malicieusement Stéphane Genoud. Pour rendre cela possible, un prix fixe d’achat de l’électricité a été déterminé pour sept ans, soit la durée d’amortissement de l’investissement initial. Au-delà, l’électricité produite et consommée localement est presque gratuite, les frais d’entretien étant peu chers. Les éoliennes de Samsø ont été prévues pour vingt ans, «mais on pourra certainement les utiliser au moins quinze ans de plus grâce à leur bon entretien», se félicite Michael Kristensen.
En Europe, ce modèle de financement participatif reste rare. L’écrasante majorité des installations renouvelables sont en effet construites et gérées par des acteurs majeurs du marché énergétique. A une échelle plus large, l’Union européenne investit (via sa Banque européenne d’investissement (BEI) dont sont actionnaires les États membres) dans des projets massifs, à l’image des 71 éoliennes offshore qui seront mises en service d’ici janvier 2024 au large de Fécamp, en France. L’UE espère atteindre au moins 32% d’énergie renouvelable dans la consommation finale d’ici 2030. Pour y arriver, elle mise également sur les plateformes d’investissement participatif. En 2022, elle a harmonisé le cadre réglementaire du financement participatif, simplifiant ainsi la vie aux plateformes spécialisées. L’entreprise française Enerflip, leader dans l’investissement dans les projets d’énergie renouvelable en Europe, espère ainsi de lever 300 millions d’euros en 2023. Mais on est ici loin de l’esprit local du projet danois.
Grâce principalement à ses 11 éoliennes terrestres et à ses 10 éoliennes offshore, Samsø pourvoit à l’entier de sa consommation annuelle d’électricité, et exporte 70% de sa production vers le continent. Il reste tout de même cinq à dix jours par an lors desquels le vent ne souffle pas suffisamment et où l’île doit importer de l’électricité, ce qui correspond à 1,5% de l’électricité consommée sur l’île. Autant dire que pour les Samsonien·nes, la hausse des prix de l’énergie due à la guerre en Ukraine est une aubaine. Mais l’île pionnière ne compte pas en rester là: elle vise désormais l’abandon total des énergies fossiles d’ici à 2030. Pour ce faire, elle compte développer un maximum les voitures électriques, qui composent déjà 20% du parc automobile de l’île et l’entier de celui de la municipalité. Elle oblige également toutes les nouvelles maisons à être autonomes en énergie. Pour celles qui ne le peuvent pas, un réseau de chauffage à distance a été mis en place.
Insularité symbolique
On pourrait encore longuement évoquer les nombreuses autres innovations énergétiques qui font que Samsø a vingt ans d’avance sur le continent: ferries fonctionnant au gaz liquéfié, gestion adaptative du réseau électrique ou encore système de recharge des bateaux privés. Mais il faut rappeler que si Samsø peut être autonome en énergies renouvelables, c’est parce que l’île ne compte que 4000 habitant·es et bénéficie de conditions propices, avec un vent marin soutenu. L’île peut-être donc vraiment inspirer l’Europe continentale?
Oui, répond Stéphane Genoud: «Tout d’abord, ce laboratoire permet de prendre conscience que la transition énergétique n’est plus un problème technique. Toutes les solutions sont déjà là. Ensuite, Samsø nous apprend qu’il faut gérer l’énergie comme un bien commun, à l’échelle de la commune et en tant que citoyen·nes concerné·es, sans attendre passivement l’action politique», martèle l’ingénieur de 58 ans. Quant à Michael Kristensen, il appuie sur le sentiment d’appartenance comme moteur d’action: «Oui nous sommes une île et cela nous a certainement aidés à atteindre nos objectifs. Cependant, il est techniquement possible de faire la même chose sur le continent dans des conditions similaires. Et surtout, sur un plan symbolique, tout peut être vu comme une île: soi-même, sa famille, son village, son pays.» L’insularité symbolique, voilà peut-être la clé vers un archipel résilient.
Mais l’utopie de Samsø est menacée. Un projet de gigantesque pont routier la reliant au continent est en discussion. Cet ouvrage, qui serait le plus grand de l’histoire du Danemark, permettrait aux automobilistes de gagner 45 minutes de trajet entre Copenhague et Arhus, les deux plus grandes villes du pays. A Samsø, le projet suscite l’indignation de tous. A quoi bon se battre pour diminuer l’empreinte carbone de l’île quand de nouvelles infrastructures feront bondir le trafic motorisé? Alors que les études de faisabilité du projet sont en cours, les habitants de Samsø promettent de se battre jusqu’au bout. Jusqu’à ce que le vent tourne.