Voici une question qu’on se pose souvent : « Quelle est la solution ? ». On nous la pose aussi souvent, et il n’est pas rare d’entendre comme réponse à notre idée que ce n’est pas la « bonne solution ». Parfois, plus drastiques encore, nous disons que quelque chose « n’est pas une solution ».
Une solution semble avant tout être une réponse. Une réponse à quelque chose qui s’est passé. L’étymologie du mot nous porte vers l’action de délier, d’effacer en séparant. En trouvant une solution, on trouve la façon de délier une situation emmêlée. Quelle est cette situation qu’on doit démêler ? Immédiatement, le binôme « problème – solution » vient à nos esprits. A partir du problème, on trouve la solution. Sa solution. Mais là, on brûle peut-être les étapes, mal conseillés par nos livres de mathématiques de l’école primaire. Nos maîtresses d’école nous demandaient de trouver la solution à un problème, mais le problème même était construit pour que nous trouvions une seule solution, la bonne. Résoudre le problème correctement mais de façon non orthodoxe était d’habitude source de trouble et de perplexité pour le pouvoir qui régnait sur la classe ! La structure même du problème, en fait, dépendait de la solution requise par un certain stade du programme.
Sortis des classes, les élèves font très vite face à des situations qui nécessitent des solutions, mais hélas bien plus floues que les problèmes que leurs professeurs leur assignaient. La volonté de satisfaire les contraintes des parents et les souhaits des camarades est un premier exemple de ce malaise. Ou encore, la nécessité de conjuguer le temps à passer avec le petit-ami et celui à dédier à la gymnastique. La nécessité de trouver une solution, d’agir, est posée avant tout par un malaise, un ennui (dans le sens de John Locke, précurseur des Lumières) –ou encore, dans les mots du pragmatisme américain, par une irritation de l’esprit. Le sujet mal à l’aise, irrité, doit trouver une façon d’agir pour remédier à cette sensation désagréable. À nouveau, pour la deuxième fois, l’étymologie nous vient en secours : « problème », en effet, est un mot venant du grec, et signifie ce qu’on a devant soi, obstacle. Avoir un obstacle devant soi, signifie que le sujet doit choisir dans quelle direction aller. Le malaise, donc, pousse à chercher une solution, engageant le choix d’une direction, qui elle-même reflète une interprétation du malaise, et définit alors le malaise comme un problème précis, passible d’action. Sans une solution qui illumine le malaise, qui le transforme en problème à résoudre, l’irritation reste et toute action est simplement aveugle. Qu’est-ce qu’un malaise sans solution, nous le verrons bientôt.
Pourquoi une solution doit-elle par essence pouvoir se répéter?
Mais trouver une solution au malaise ne signifie simplement pas le faire cesser. L’alcool et l’opium faisaient bien cesser temporairement le malaise des ouvriers anglais au XIX siècle, mais personne ne se songerait jamais à définir ces derniers comme des solutions. En effet, rien n’était démêlé par cette réaction au malaise. La pelote du malaise est bien démêlée si le malaise ne se reproduit plus, ou du moins, s’il y a une amélioration.Une solution doit avant tout s’évaluer sur sa portée et sa répétabilité. Autrement dit, elle doit pouvoir être répétée en garantissant à chaque fois le même résultat attendu.
Voici un exemple qui nous aide à comprendre l’importance de la répétition comme critère essentiel de la définition d’une solution : ces cinq dernières années ont vu parmi les citoyens du Royaume Uni un malaise s’accroitre en ce qui concerne le chômage, le pouvoir d’achat, le sens de l’autonomie, ou encore l’appartenance ethnique et religieuse. Des formations et des acteurs politiques, dont le UKIP de Nigel Farage et, le conservateur Boris Johnson (ex maire de Londres), ont interprété le malaise comme étant le problème des contraintes imposées par l’Union Européenne au Royaume Uni. Ainsi, la solution à ces malaises était simplement la sortie du pays de l’Union. La logique du problème-solution a convaincu un nombre suffisant de citoyens pour que le référendum choc du 23 Juin 2016 penche en faveur de la sortie, le célèbre Brexit. En dépit des nombreux (et très médiatisés) repentants du Brexit, le résultat du referendum est vu comme un succès par les personnalités politiques qui ont poussé au referendum, et par la constitution d’une majorité au sein de l’électorat. Or, le Brexit peut-il être réellement vu comme une solution ?
Même sans juger ses conséquences pour l’Angleterre, le critère de la répétabilité semble mal respecté. En effet, comme pour tous les mouvements sécessionnistes, le risque est l’engendrement de contre-mouvements sécessionnistes qui cherchent à combler leur nouveau malaise par une répétition de la première solution, répétition souvent reçue assez froidement par ceux qui ont réalisé la solution en premiers. Concrètement, peu après le vote, le gouvernement Ecossais –qui n’a guère apprécié le résultat du Brexit, a explicitement signifié vouloir répéter la même solution, en proposant un référendum pour décider de son indépendance face à l’Angleterre. Autrement dit : l’Ecosse, estimant que leur malaise était causé par leur appartenance au Royaume Uni qui venait de s’engager vers la sortie de l’Union Européenne, a de la même façon, considéré que la solution paraissait être la sécession avec le Royaume-Uni afin de rester dans l’Union Européenne. Entonnement, les premiers sécessionnistes n’ont pas du tout apprécié l’émulation et ont vite répondu qu’une répétition de la solution était « hors de question ». Visiblement, la solution incarné par le Brexit, a rapidement atteint ses limites quand à sa répétibilité…
Pourquoi tant se soucier de la répétabilité d’une solution ? Parce que, comme suggérait l’économiste Herbert Simon, nous sommes dans une situation continue d’économie cognitive : en d’autres termes, les informations, le temps et le pouvoir de réflexion sont limités dans la vie de tous les jours, une bonne solution doit être répétable dans des cas similaires à venir ou déjà présents, pour ne pas devoir recommencer le processus d’identification du malaise, de ses sources et des actions pouvant le soulager. Plus précisément, comme le Brexit nous le montre, il semble s’agir d’une répétition en perspective, ou réciproque : lorsqu’une solution est envisagée par certains, ils doivent considérés les effets pour ceux qui la subissent, ainsi la juger digne d’entre mise en avant (donc bonne) , c’est accepter d’être la partie qui subit la solution dans un contexte similaire mais dans la position renversé.
Mais comment pouvons-nous mieux comprendre cette idée du malaise ? Surtout, est-il possible d’y voir quelque chose de plus objectif ? Dans une vision plus scientifique, nous pouvons relier le malaise à la notion d’anomalie. Percevoir une anomalie, troublante et irritante, c’est percevoir un écart par rapport à nos attentes. Nos attentes peuvent être informées par des théories, comme dans le cas des sciences, mais aussi par la projection dans l’avenir de ce qui s’est passé jusqu’au présent : cette projection du passé dans le futur n’est évidemment pas neutre, mais inclue aussi des émotions, des jugements de valeurs, des idéologies, qui nous apprennent à voir la réalité d’une certaine façon et à y rechercher certains éléments comme plus désirables que d’autres.
Voyons donc à quoi cela nous porte, à partir d’un autre phénomène récent qui a eu beaucoup d’écho dans les médias et apparemment dans les esprits : le « burkini ». Sans se perdre dans sa complexe genèse on peut dire que le burkini, une tenue très couvrante qui permet –selon ces proposants– aux femmes de profiter de la plage tout en observant les prescriptions de la décence islamique, a créé un malaise parce qu’il s’agit d’une anomalie. Pas nécessairement une anomalie morale, mais une anomalie statistique : à partir des années Cinquante, nous avons constaté une progressive diminution de la portion de corps couverte par le maillot de bain, et un phénomène qui semble aller à l’envers de cette tendance est anormale. Si ceci est objectif, la codification du problème qui engendre le malaise, donc l’identification de la cause de l’anomalie, suit de la solution envisagée. Dans les sciences, la pire réponse à une anomalie est donnée par une « hypothèse ad hoc », quoi que parfois il s’agit de la seule réponse possible face au risque de devoir abandonner la théorie tout-court. Une hypothèse ad hoc ressemble à quelque chose comme : « la théorie T explique toutes les instances d’un certain phénomène X sauf l’instance particulière X1 ». Naïvement, on dirait que c’est l’exception qui confirme la règle, mais il n’en faut pas beaucoup pour comprendre que les exceptions ne confirment absolument jamais la règle. Un exemple de solution ad hoc regardant l’anomalie du burkini semble être une réponse légale qui simplement le déclare hors loi : « La Loi garanti aux citoyens le droit d’exercer leur liberté à condition que celle-ci ne soit pas nuisible aux autres sauf dans le cas du burkini ». Cette solution encadre le malaise dans un problème de vide juridique et en tant que tel y fait face. Mais est-elle réellement répétable ? Un système scientifique peut rester efficace avec une, deux, trois anomalies par defaut de mieux, mais un nombre excessif d’anomalies démêlées par des hypothèses ad hoc vont finalement entrainer la crise et la défaite de la théorie même : un effort législatif excessif ciblant le principe de la liberté individuelle, en outre de n’être pas viable au niveau de la démarche politique, risque finalement de remettre en discussion le principe même de la liberté individuelle. C’est une solution qui n’indique pas un chemin, qui ne peut pas être objet de répétions vertueuses, mais qui plutôt doit être clonée – et une caractéristique des clones est de maintenir tous les traits de l’originale, faiblesses inclues.
Comment agir, comment répondre à une anomalie comme le burkini sans avoir recours à une hypothèse ad hoc ? La solution, qui codifie le problème en même temps qu’elle décrit comment le démêler, peut suggérer d’agir sur deux éléments : sur les acteurs de l’anomalie, ou sur la perception même de l’anomalie?
Tommaso W. Bertolotti