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Prix EU

Cristina Coellen, lauréate du prix Européen Jeunes Reporters d’Espoirs

By 14 mars 2024mars 26th, 2024No Comments

Etudiante en journalisme et déjà forte de plusieurs expériences, Cristina Coellen vient d’Autriche et étudie à Paris. Pour ce reportage très incarné, elle s’est penchée sur la chaleur des eaux usées comme technique de chauffage durable dans plusieurs villes d’Europe. A grand renfort de graphiques et de témoignages d’acteurs de terrain, elle expose des initiatives permettant de « ne pas laisser filer la chaleur dont on dispose déjà ».

Elle a reçu le deuxième prix dans la catégorie « Francophonie » pour son reportage « Extraire la chaleur des eaux usées, une technique de chauffage durable à la conquête des villes européennes».

Extraire la chaleur des eaux usées, une technique de chauffage durable à la conquête des villes européennes – Cristina Coellen

Face à l’urgence climatique, augmenter les sources d’énergie dites « vertes » est devenu impératif pour les villes européennes. En France, Autriche et en Allemagne, certaines cherchent la solution dans les égouts, qui représentent un potentiel considérable pour le chauffage – et même le refroidissement – des bâtiments.

C’est un bâtiment discret, presque caché au milieu d’un parc verdoyant du XIVe arrondissement de Paris. Une demie douzaine de nageurs téméraires profitent de l’heure du déjeuner pour tracer quelques longueurs à la piscine Aspirant Dunand. Au-dessus du bassin, un panneau affiche la température de l’eau : 26°C. Ce que peu des visiteurs sportifs soupçonnent : le bassin dans lequel ils plongent est en fait chauffé grâce aux eaux usées.

Une technologie jusqu’à présent peu connue et répandue, de plus en plus de collectivités et constructeurs européens se tournent aujourd’hui vers la récupération de chaleur des eaux usées dans la quête de sources d’énergie plus propres et durables. « La chaleur est déjà là, on peut l’extraire en toute sécurité et on dispose de la technologie. Alors pourquoi ne pas l’utiliser ? », déclare Rowan Benning, conseillère auprès du Netwerk Aquathermie. Cet institut de recherche néerlandais étudie la récupération de chaleur, aussi appelée aquathermie de son nom scientifique – littéralement, la chaleur provenant de l’eau.

Exploiter la chaleur latente

Si l’aquathermie peut également se servir de l’énergie thermique contenue dans l’eau potable ou de surface, de nombreux projets se concentrent aujourd’hui sur le potentiel des eaux usées. Car chaque jour, des millions de litres d’eau chaude provenant de douches, lave-vaisselles ou encore machines à laver finissent dans les canalisations européennes. De ce fait, la température des égouts reste à une température relativement stable toute l’année: à Paris par exemple, elle est comprise entre 13°C et 20°C. « Le principe, c’est toujours d’aller récupérer des calories, c’est-à-dire de la chaleur, dans le réseau d’assainissement », explique Damien Balland, responsable innovation et performance énergétique à la ville de Paris.

Installé directement dans les canalisations, un échangeur thermique permet de transférer la chaleur des eaux usées vers un fluide caloporteur, généralement de l’eau propre. Souvent, une pompe à chaleur concentre alors la chaleur avant de la réinjecter dans le système de chauffage de bâtiments, voire de quartiers entiers. Pour éviter tout risque de contamination, les eaux usées et le fluide caloporteur ne se mélangent jamais, ajoute Rowan Benning. Pour certaines installations, le processus peut d’ailleurs être inversé pendant l’été : profitant de la température de l’eau relativement basse par rapport à celle de l’extérieur, l’aquathermie peut alors être utilisée pour rafraîchir et climatiser les bâtiments connectés au système. Reconnue comme énergie renouvelable par la Commission européenne en 2018, l’énergie latente contenue dans les eaux usées reste aujourd’hui encore largement inexploitée.

Pourtant, à l’heure où les pays du monde entier s’efforcent de réduire leur empreinte carbone, l’utilisation de cette source de chaleur facilement accessible pourrait éviter d’importantes quantités d’émissions de gaz à effet de serre. Selon les dernières données d’Eurostat, le chauffage et rafraîchissement de bâtiments représentent le premier poste d’énergie finale consommée à travers l’Union européenne (UE). Plus de 70% de cette énergie continue à provenir de combustibles fossiles comme le gaz, principaux responsables du changement climatique. Dans ce contexte, l’aquathermie offre une source d’énergie alternative décarbonée, similaire à la géothermie.

Atteindre les objectifs du plan climat

A Paris, les premiers projets d’aquathermie datent d’il y a environ une décennie. Après une première phase d’expérimentation hésitante, l’administration locale veut désormais accélérer et augmenter l’utilisation de cette technologie, selon Damien Balland de la ville de Paris. Alors que la capitale française vise une transition vers 100% d’énergies renouvelables et de récupération d’ici 2050, le déploiement de l’aquathermie s’inscrit notamment dans l’objectif de produire un cinquième de cette énergie localement. Balland insiste particulièrement sur la complémentarité de l’aquathermie: « On n’est pas en train de privilégier une source d’énergie par rapport à une autre. Mais on sait qu’il faut faire tout à la fois pour pouvoir atteindre les objectifs du plan climat. »

L’aquathermie est particulièrement adaptée à des lieux qui sont régulièrement utilisés du matin au soir, comme les écoles et piscines, ainsi que les administrations publiques telles que les mairies. Même le palais de l’Elysée est en partie chauffé grâce aux égouts. Ces bâtiments ont un déversement d’eau continu, ce qui permet d’optimiser le potentiel de chaleur récupérée. Depuis l’installation d’un collecteur d’eaux usées en 2020, le groupe scolaire Parmentier et la mairie du XIe arrondissement à Paris ont par exemple pu éviter l’émission de 102 tonnes de CO2 par an.

Une certaine densité des canalisations ainsi qu’une relative proximité entre le réseau d’égouts et les bâtiments connectés sont également nécessaires pour garantir un flot d’eau suffisant et le succès des projets d’aquathermie. Mais même dans les métropoles comme Paris, ce n’est pas toujours le cas. Pour contourner ce problème, certaines villes portent leur attention vers un autre point clé du réseau: plutôt que d’aller chercher la chaleur directement dans les canalisations, l’aquathermie peut également être appliquée à la sortie de stations d’épuration.

Plus de 100 000 ménages alimentés à l’aquathermie

C’est la solution qu’a choisie Wien Energie, le fournisseur d’énergie de Vienne. A Simmering, dans le sud-est de la capitale autrichienne, l’entreprise construit actuellement l’une des pompes à chaleur les plus performantes d’Europe. Haute de 12 mètres, elle alimente déjà 56 000 foyers depuis sa mise en route partielle cette année; à terme, le projet vise à doubler cette capacité pour fournir de la chaleur durable à plus de 100 000 ménages viennois d’ici 2027.

Pour atteindre une telle capacité, le projet profite notamment d’une spécificité urbaine de la capitale autrichienne, explique Christoph Segalla, chargé du projet à Simmering: une seule station d’épuration traite les eaux usées de ses quelque deux millions d’habitants. « Toute l’eau se rassemble finalement à un seul endroit. C’est un grand avantage, qui nous permet d’aménager une très grande centrale de récupération de chaleur », poursuit Segalla.

La technologie fonctionne de façon très similaire à d’autres projets d’aquathermie, si ce n’est qu’à une plus grande échelle: l’eau, assainie après son traitement par la station d’épuration, passe par un échangeur de chaleur qui lui retire environ 6°C. Une température encore relativement faible, mais que la pompe à chaleur de Simmering peut concentrer jusqu’à 90°C. L’eau, quant à elle, poursuit son cours normal et est relâchée dans le canal du Danube.

A Vienne comme à Paris, le coût d’investissement reste cependant un frein important dans la généralisation de l’aquathermie. A Simmering par exemple, l’installation est évaluée à environ 70 millions d’euros. « Les projets doivent faire sens d’un point de vue économique. Vérifier que c’est bien le cas peut être un long processus », confirme Christoph Segalla. Un constat partagé par Damien Balland à la ville de Paris: « Avant de dépenser des millions d’euros, il faut être sûr de soi. Donc il y a en phase d’amont énormément d’études, de vérifications et d’étapes de validation pour permettre de déclencher des travaux. »

Des obstacles supplémentaires en dehors des grandes villes

La récupération de chaleur des eaux usées ne se limite cependant pas aux grandes capitales comme Vienne ou Paris. De plus en plus de villes de taille moyenne s’intéressent également à l’aquathermie. Parmi les collines boisées du nord du land de Hesse, au cœur de l’Allemagne, se trouve la ville de Marbourg. Depuis quelques années déjà, la petite ville pittoresque de 77 000 habitants cherche à augmenter et diversifier ses sources d’énergie renouvelables, ayant déjà investi dans la biomasse et le solaire.

Désormais, l’urgence climatique et le plan gouvernemental qui prévoit de décarboner entièrement les sources d’énergie en Allemagne d’ici 2045, la poussent vers des solutions qu’elle n’avait pas encore considérées auparavant – comme l’aquathermie. Brian Thissen, l’un des responsables au service eau et assainissement de la ville de Marbourg, explique : « Nous avons appris l’existence de cette technologie uniquement grâce à une séance d’information, où une entreprise spécialisée en aquathermie nous en a parlé. » Depuis environ six mois, la ville de Marbourg conduit une étude sur son réseau d’égouts pour identifier les endroits les plus adaptés à l’installation d’échangeurs de chaleur. Selon Thissen, la petite taille de la ville ne semble pour l’instant pas poser problème, les résultats des premiers tests étant plutôt positifs. Mais il reconnaît aussi que l’aquathermie est une solution souvent limitée en dehors des grandes zones urbaines, faute de réseau d’égouts assez denses ou de stations d’épuration à haut débit. Les sources de chaleur de récupération potentielles s’en trouvent amoindries. À la campagne ou dans les très petites villes, il reste difficile de mettre en œuvre la technologie et de l’exploiter pleinement.

Vers des solutions individuelles

Dans ces cas, il reste l’option d’aller puiser la chaleur encore plus près de sa source d’origine: à savoir, directement au siphon ou au pied de l’immeuble, avant que les eaux usées ne partent dans le système d’égouts. Alors que beaucoup de bâtiments répondent aujourd’hui à des standards énergétiques très élevés, avec des fenêtres, toits et murs isolés, on ne pense souvent pas à la chaleur qui s’échappe à travers les canalisations, déplore Hugo Durou, président de l’association européenne pour la récupération de chaleur des eaux usées, WWHR Europe. Celle-ci rassemble aujourd’hui 22 inventeurs, fabricants et distributeurs de systèmes d’aquathermie à travers l’Europe. Fonctionnant sans pompe à chaleur, cette forme d’aquathermie s’applique surtout à la récupération de chaleur de l’eau des douches. Les degrés extraits de l’eau usée servent directement à préchauffer l’eau de la prochaine douche: la chaleur reste ainsi dans une sorte de boucle fermée. Selon une étude de la Commission européenne, l’extension de cette technologie pourrait permettre d’éviter 4,5 millions de tonnes d’équivalent pétrole à travers le continent. « Avant de chercher à produire de la chaleur, on a tout intérêt de ne pas laisser filer celle dont on dispose déjà. D’autant qu’on l’a déjà payée », insiste Durou. D’après ses calculs, l’installation d’un récupérateur de chaleur au niveau de la douche permettrait d’économiser jusqu’à 300 euros sur la facture d’énergie annuelle d’un foyer, pour un coût d’installation de 500 à 1 000 euros. Le système doit cependant être pensé à l’avance, souvent au moment-même de la construction, pour être compatible avec la tuyauterie de l’immeuble. Cela reste donc une solution limitée pour les bâtiments déjà existants.

Comme le rappelle Damien Balland de la ville de Paris, l’aquathermie est donc à envisager comme une solution qui ne peut venir combler les besoins énergétiques des villes à elle toute seule, mais qui doit faire partie d’un ensemble : « C’est comme un puzzle qu’on est en train de monter, où les différentes pièces vont finir par s’imbriquer. »

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