Le reportage résolument européen d’Amélie Reichmuth, 29 ans, nous éclaire sur un combat qui allie lien social et santé mentale. Polyglotte, elle sait l’importance de maîtriser une langue pour s’intégrer et s’est penché sur l’association Elderlearn, qui veut « rompre l’isolement » en créant des binômes de personnes âgées solitaires et d’immigrés désireux d’apprendre le danois.
Elle a reçu le deuxième prix dans la catégorie « France » pour son reportage « Danemark : Grâce à Elderlearn, l’intégration devient un vecteur de lien social ».
Danemark : Grâce à Elderlearn, l’intégration devient un vecteur de lien social – Amélie Reichmuth
Rompre l’isolement en mettant en relation une personne âgée avec un immigré désireux d’améliorer sa maîtrise du danois : C’est la mission que s’est donnée l’entreprise sociale et solidaire Elderlearn (“Les aînés apprennent”, ndlr). Une idée qui pourrait faire des émules au-delà de la Scandinavie, dans un contexte post-covid marqué par la dégradation de la santé mentale des Européens. “C’est un plaisir de passer du temps avec Michal. Je l’appelle “mon petit fils tchèque”” s’enthousiasme Doris. Michal renchérit: “Doris est fantastique, elle est très active, et nous nous comprenons sur plein de plans”.
Cette amitié entre Doris et Michal est née il y a quatre ans, lorsque la retraitée danoise de 74 ans a fait la connaissance du jeune Tchèque de 23 ans grâce à Elderlearn. Cette entreprise sociale et solidaire a en effet pour objectif de renforcer le lien social en facilitant le contact entre des personnes âgées avec des personnes nouvellement arrivées au Danemark.
Quatre ans plus tard, Doris et Michal continuent à se fréquenter, et passent régulièrement du temps ensemble autour d’un café ou à l’occasion d’une sortie au musée.
Sur les réseaux sociaux d’Elderlearn, on trouve de nombreux témoignages de binômes comme celui de Doris et Michal qui mettent en lumière les belles rencontres que l’entreprise a su créer. Cette réussite a d’ailleurs été récompensée par le prix de “l’idée la plus folle du Danemark” lors du festival politique “Folkemødet” (“La rencontre du peuple” ndlr) l’an dernier, et a propulsé Andreas Reventlow et Nicklas Stenfeldt, les deux co-fondateurs de l’entreprise, sur la prestigieuse liste “Forbes 30 under 30”, qui distingue les jeunes talents les plus prometteurs d’une génération.
Quand l’intergénérationnel rejoint l’interculturel : L’ingéniosité de la nécessité
L’histoire d’Elderlearn débute en 2014, alors qu’Andreas Reventlow se prépare à un échange universitaire en Autriche, où il est censé étudier en allemand… Sa maîtrise de la langue de Goethe laissant toutefois à désirer, il décide de faire du bénévolat dans une maison de retraite située à Essen (Allemagne) afin de combler ses lacunes. C’est ainsi qu’il commence à partager le quotidien des résidents en déjeunant avec eux tous les jours.
De retour au Danemark, il entame l’écriture de son mémoire de master en sociologie à l’automne 2016, dont le sujet porte sur l’isolement des personnes âgées. C’est à cette occasion qu’il reprend ses visites auprès de résidents en maison de retraite, et découvre un article qui suggère que le bénévolat est l’un des meilleurs moyens pour les personnes âgées d’améliorer leur qualité de vie.
Andreas se remémore son expérience en Allemagne, et invente ainsi le concept à l’origine d’Elderlearn : Pour rompre l’isolement des personnes âgées, il faut les considérer comme des membres actifs de la société, qui peuvent contribuer à relever des défis collectifs comme l’intégration des populations immigrées.
Elderlearn, mode d’emploi
L’entreprise est officiellement lancée quelques mois plus tard, et rencontre très vite un franc succès. Il faut dire que le principe est étonnant par sa simplicité : Les seniors volontaires intéressés à donner de leur temps ainsi que les personnes nouvellement arrivées au Danemark s’inscrivent gratuitement sur le site d’Elderlearn, qui filtre les demandes et matche les binômes en fonction de leur localisation géographique, leur parcours de vie, mais aussi leurs centres d’intérêts.
“Nous n’avons pas de profil type de nouvel arrivant ou de personne âgée – L’intérêt d’Elderlearn est justement que tout le monde peut faire partie du projet et devenir bénévole, indépendamment du sexe, de l’âge, de l’étnicité ou la religion. Le plus important en tant que sénior, c’est d’avoir envie d’aider, et d’avoir envie d’améliorer son danois si l’on est un nouvel arrivant. Nous avons bien sûr beaucoup d’anciens professeurs qui deviennent bénévoles, mais nous insistons beaucoup sur le fait qu’on n’a pas besoin d’avoir enseigné la grammaire danoise pour pouvoir aider.” souligne Ditte Louise Weldingh, la directrice générale de l’entreprise.
Dès le départ, tout est fait pour instaurer un échange basé sur la transparence et la confiance entre les participants. C’est pourquoi il est demandé aux personnes immigrées de fournir un extrait de casier judiciaire vierge afin que ces rencontres se déroulent dans un cadre sécurisant pour les séniors. L’entreprise fournit également une liste de sujets types à aborder lors des premiers échanges et assure un suivi régulier des binômes.
Si Elderlearn recommande aux participants de programmer une rencontre par semaine d’une durée minimale d’une heure, il leur appartient de décider de la fréquence et de la durée de ces moments de partage. En cas d’arrêt des rencontres du fait d’un des participants, l’entreprise s’assure également que le participant qui souhaite poursuivre cet accompagnement puisse trouver un nouveau partenaire.
Un concept novateur qui s’est imposé
Lorsqu’Elderlearn voit le jour en septembre 2017, cette approche novatrice représente un vrai pari dans un pays où l’immigration est traditionnellement perçue comme une menace pour l’État providence, et qui s’est illustré ces dernières années par sa politique restrictive en la matière.
Ce pari va néanmoins s’avérer gagnant, et les chiffres publiés dans une étude du Centre de Recherche en santé humaniste de l’université de Copenhague l’an dernier parlent d’eux-mêmes : Depuis le lancement d’Elderlearn, 1 600 binômes ont été formés dans plus de 70 communes à travers le Danemark, tandis que 92% des participants recommanderaient l’expérience.
Par ailleurs, l’entreprise sociale et solidaire bénéficie du soutien financier des communes dans lesquelles elle est implantée ainsi que de l’appui de fondations privées; un investissement de long terme, puisque qu’il permet de faire d’apporter une solution à deux enjeux de société majeurs en apportant du bien-être dans la vie quotidienne des personnes âgées et des immigrés, tout en renforçant le lien social entre différents groupes au sein de la population danoise.
Le lien social : La meilleure des protections sociales
Il faut dire que l’enjeu est de taille : Selon une étude de l’autorité de santé publiée l’an dernier, le nombre de personnes déclarant souffrir d’isolement au Danemark a augmenté de 3,5% entre 2010 et 2021. Si cette augmentation généralisée peut en partie être expliquée par les restrictions sanitaires adoptées pendant la pandémie, deux types de populations restent particulièrement à risque : Les personnes âgées de plus de 67 ans, ainsi que les personnes d’origine étrangère.
Cette tendance risque d’ailleurs de se renforcer au cours des prochaines années, car ces deux groupes vont continuer de croître, avec 45% de personnes âgées et 49% d’étrangers en plus au sein de la population danoise en 2060 par rapport à aujourd’hui.
De surcroît, l’apprentissage de la langue danoise ainsi que le développement d’un réseau personnel sont deux des facteurs clefs, outre l’obtention d’un emploi, qui interagissent entre eux, et sont considérés comme cruciaux pour une intégration réussie au sein de la société danoise.
Dans le même temps, les conséquences négatives de la solitude sur la santé, tant mentale que physique, sont d’ores et déjà identifiées : Le manque de contact et de relations sociales privilégiées peuvent en effet entraîner du stress et donc favoriser l’apparition de maladies, l’augmentation des visites chez le médecin, des hospitalisations et des congés de maladie, voire des retraites anticipées… ce qui entraîne des coûts supplémentaires estimés à 7,4 milliards de couronnes (soit près d’un milliard d’euros) pour le système de santé, toutes tranches d’âges confondues, selon les chiffres présentés à l’occasion du lancement de la “Stratégie Nationale contre la solitude” le 20 juin dernier.
De fait, la solitude est un enjeu de santé publique d’ordre sanitaire comme économique, tant pour les individus concernés que la société, auquel Elderlearn apporte une solution concrète et relativement simple à mettre en œuvre tout en construisant des ponts entre les générations et les cultures. De surcroît, l’entreprise s’inscrit pleinement dans l’objectif défini par cette nouvelle stratégie nationale : Réduire de moitié le nombre de personnes souffrant de la solitude au Danemark à l’horizon 2040, en partant du postulat que c’est un défi qui doit être pris à bras le corps par l’ensemble de la société.
Une idée qui fait son chemin
Outre la dimension sanitaire de sa mission, Elderlearn pourrait à long terme également contribuer à relever d’autres défis majeurs auxquels la société danoise est confrontée, comme la difficulté à recruter et fidéliser du personnel qualifié dans de nombreux secteurs, notamment dans le domaine du médico-social.
“Au cours des prochaines années, nous allons nous concentrer sur l’établissement de partenariats autour de deux axes de travail : Le recrutement et la rétention de personnel dans les métiers du soin et de l’accompagnement d’une part, et la rétention des talents internationaux comme des séniors dans les entreprises danoises de l’autre.” détaille Ditte Louise Weldingh.
Il faut dire qu’en six ans d’existence, Elderlearn a su développer une méthode qui a fait ses preuves pour renforcer la cohésion au sein de la société danoise, résultats de plusieurs études scientifiques à l’appui.
Pour autant, le modèle économique d’Elderlearn reste à pérenniser, comme l’explique la directrice générale: “Le plus grand défi d’Elderlearn est d’assurer le financement du travail mené par le secrétariat général. La participation des séniors et des nouveaux arrivants est volontaire et gratuite, mais les relations publiques, le recrutement et le processus de mise en relation en lui-même, qui est très méticuleux, ont un coût – Et ce n’est pas un service qui peut être assuré par des volontaires avec la même profondeur et qualité que notre secrétariat. Par ailleurs, les communes danoises font actuellement beaucoup d’économies sur leur budget, ce qui limite nos possibilités de financement, afin que nous puissions trouver un match à tous les concitoyens qui souhaitent former un binôme. C’est l’une des raisons qui fait que nous aimerions initier des partenariats avec des entreprises privées.“
Une inspiration pour le reste de l’Europe ?
Si ces considérations d’ordre politique au niveau local révèlent les difficultés que rencontrent les entreprises sociales et solidaires comme Elderlearn à concilier une mission d’intérêt général avec des intérêts économiques, il n’en reste pas moins que renforcer le lien social reste un enjeu de société majeur, bien au-delà des frontières du Danemark.
Dans une communication rendue publique le 07 juin dernier, la Commission Européenne appelle ainsi de ses voeux l’adoption d’une vision globale autour de la santé mentale au niveau européen, soulignant qu’avant même la pandémie, 84 millions de personnes dans l’UE souffraient de troubles de la santé mentale, pour un coût estimé à 600 milliards d’euros, soit 4% du PIB européen. Cette tendance n’a fait qu’augmenter de par “l’effet covid”, si bien que le nombre de personnes à travers l’UE souffrant de solitude et d’isolement a doublé depuis 2019.
Parmi les principes qui devraient pouvoir s’appliquer à chaque citoyen européen, la Commission cite notamment le droit “d’avoir accès à une prévention adéquate et efficace” en matière de santé mentale. Dans ce contexte, le Danemark pourrait, une fois n’est pas coutume, être un état membre précurseur, grâce à l’innovation sociale que représente la solution apportée par Elderlearn.
À l’heure de l’intelligence artificielle, l’expérience danoise a par ailleurs l’audace – et le mérite – de célébrer l’intelligence collective en tirant profit des ressources humaines dans toute leur diversité. Une initiative comme Elderlearn pourrait ainsi ouvrir la voie à une société plus inclusive et résiliente, où l’humain aurait retrouvé sa juste place au cœur de la cité, en renouant avec le lien social, un geste charnière à la fois.
C’est en tout cas la conviction de Ditte Louise Weldingh: “Il y a beaucoup de potentiel pour un projet similaire (à Elderlearn ndlr) dans d’autres pays, car les problématiques que nous mettons en lumière existent dans le monde entier”.