Vulgariser et rendre concernant
Le problème
Le changement climatique est un enjeu global, complexe et de long-terme, mais les données scientifiques sont difficilement intelligibles sous leur forme brute. Le lien entre le changement climatique et des évènements locaux et ponctuels n’est d’ailleurs pas toujours évident à établir ou à contextualiser – par exemple, avec des précipitations, des températures basses ou élevées, des catastrophes naturelles ou des sécheresses.
Nombre de personnes ne s’intéressent guère au sujet car il leur semble abstrait et lointain, alors que leurs préoccupations sont concrètes et immédiates. Elles pensent ne pas être en mesure de pouvoir agir « à leur portée » et dans un sens qui améliore leur quotidien. Certains aussi refusent de s’intéresser au changement climatique, soit parce que le sujet est délaissé par leur camp politique, soit parce qu’ils estiment qu’il est l’apanage de donneurs de leçons, soit encore parce qu’il remet trop de choses –mode de vie- en question.
Comment le « journaliste du climat » peut-il prendre en compte ces variables pour produire une information de qualité et efficace ? Passage en revue de quelques pistes.
I. Expliquer sans braquer
Le journaliste bien intentionné, qui ayant identifié et documenté le problème climatique et ses causes, se trouve en position d’exposer la situation, des remèdes ou alternatives possibles, peut s’exposer au risque de déplaire. Comme on peut l’observer dans les sections commentaires de sites d’information, les mécontentements et désaccords s’expriment en général davantage que les adhésions.
Cela doit-il dissuader le journaliste d’aborder le sujet dès lors qu’il est dans l’analyse ? Certainement pas.
Mais cela peut appeler des précautions oratoires, des angles variés, un ton adapté… en particulier pour des populations qui craignent les conséquences de l’action climatique sur leur mode ou niveau de vie.
A. Définir de quoi on parle
Ouest-France a établi une liste de « 19 mots clés pour parler écolo » ; la BBC une liste de 10 mots pour « comprendre le changement climatique ».
B. Décrire la réalité des choses… en évitant de culpabiliser
Parler à la fois des causes, des conséquences, et des remèdes possibles.
« Nous devons apprendre aux gens la manière dont se produit le réchauffement climatique et comment on peut le limiter efficacement. Il faut qu’ils se rendent compte par eux-mêmes qu’ils peuvent agir pour changer les choses. Il ne faut pas les culpabiliser, mais plutôt leur montrer des choses positives pour qu’il y ait une prise de conscience. »
Aline Robert, rédactrice en chef du média Euractiv
Mais comment parler à différents acteurs et catégories de la population qui ont tous des préoccupations différentes ?
C. Adapter le ton au public
1. Distinguer public déjà alerte et public moins conscient
Magali Payen, fondatrice du mouvement On est prêt, préconise d’adapter son discours à chaque public. Elle distingue ainsi :
- « le public déjà très alerte sur le climat [auprès duquel] on peut s’exprimer sur le ton de la colère et de l’indignation » ;
- « un public moins conscient, voire pas du tout conscient de l’urgence [à qui] il faut donner les informations telles qu’elles sont, et lui apporter tout de suite les solutions pour éviter qu’il ne tombe dans le déni. Les solutions doivent être puissantes pour que tout le monde voit qu’il y a une possibilité d’enrayer la menace. »
2. Parler au public climatosceptique
Arthur Wyns, chercheur sur le changement climatique pour l’OMS1, adresse ces quelques conseils aux journalistes pour ne pas aliéner les auditeurs climatosceptiques dans leur traitement du climat :
- Passer plus de temps à écouter l’autre camp.
- Trouver des valeurs en commun.
- Personnaliser l’info avec des angles locaux.
- Donner un visage humain au changement climatique.
- Être visuel.
- Chercher aussi au-delà en abordant le sujet sous un angle transfrontalier.
3. Parler au public jeune
3 points clés se dégagent de la conversation ci-dessous entre des scientifiques du climat et représentants de médias jeunesse. Ainsi, pour s’adresser, et surtout inclure les jeunes, les intervenants préconisent :
- La création d’un dialogue intergénérationnel
- La diversification des supports d’information, en s’appuyant notamment sur la fiction
- La diversification des figures engagées sur ce sujet mis en avant
Anne-Cécile Bras, journaliste à RFI : « Je pense qu’il y a une rupture générationnelle à prendre en compte avant toute analyse. »
Lauriane Clément, chef de la rubrique Actu à Phosphore : « Chez Phosphore, destiné aux 14-19 ans, on reçoit énormément de questions de la part des jeunes, on les sent très préoccupés. Et on met autant que possible en avant les figures des jeunes qui s’engagent. »
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, directrice de recherche au CEA et membre du GIEC : « Je trouve qu’il y a un manque d’espace où l’on voit un dialogue entre ces générations. Quand je suis intervenue dans les lycées, une question qui revenait de manière récurrente était « sur le sujet climat, je n’arrive pas à en discuter avec mes grands-parents » [Pour y remédier], un angle intéressant peut être de provoquer un dialogue et d’interroger ce qui a construit notre rapport à la voiture, notre aménagement du territoire, notre façon de s’alimenter etc. Nombre de ces choses remontent aux années 50. Et puis voir ensemble où on en est aujourd’hui, [pour examiner] comment faire autrement. En montrant qu’on est chacun le produit d’une époque, d’un contexte, ça peut être vraiment utile pour justement ceux qui veulent avoir ce dialogue plutôt que d’avoir l’angle clivant. »
Isabelle Veyrat-Masson, directrice de recherche au CNRS : « Ce qui a probablement le plus d’impact à travers les jeunes, c’est la fiction. Beaucoup de feuilletons quotidiens ou de fictions traitent l’intérêt des jeunes pour l’écologie, l’environnement, leurs combats. On peut y voir une manière plus triviale de traiter ces questions de l’environnement, mais la fiction est ce qui est le plus vu, le plus regardé, peut-être le plus entendu par les jeunes générations. »
Baptiste Denis, journaliste et veilleur : « Je n’ai pas l’impression que des jeunes parlent aux jeunes. Ce sont surtout les générations d’avant qui parlent du monde d’après. Les jeunes ne sont pas forcément invités sur les plateaux télé ou dans les studios radios et je trouve ça un peu dommage. »
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, directrice de recherche au CEA et membre du GIEC : « Il y a de nombreux jeunes doctorants dans nos laboratoires qui reflètent leur génération : beaucoup d’entre eux poussent à ce que l’on transforme nos pratiques de recherches. Un collectif de jeunes scientifiques de moins de 35 ans a ainsi par exemple monté le Labo 1.5. […] Mais ils ne sont pas toujours très visibles. »
Lauriane Clément, chef de la rubrique Actu à Phosphore : « Dans Phosphore, nous essayons de mettre en avant des jeunes qui se mobilisent.partout dans le monde. A la fois des figures connues et un peu moins connues, de toutes les nationalités. Et j’espère vraiment que grâce à cela, ils arrêteront d’avoir le spectre Greta Thunberg comme unique référence. C’est aussi à nous de montrer qu’eux peuvent devenir des figures du changement. »
4. Parler aux professions qui souffrent : l’exemple des agriculteurs
L’appel à faire évoluer les comportements fait émerger un vocabulaire de résistance au changement. C’est ce que l’on observe dans le milieu agricole, où les instances syndicales cultivent le terme d’« agribashing », selon lequel le secteur subit un dénigrement systématique par les médias.
Il manifeste sans doute une inquiétude réelle quant à un avenir incertain ; mais il a aussi pour corollaire de couper court à la discussion. Le fait est que les modes d’agriculture participent au changement climatique : on leur impute 25% des émissions de gaz à effet de serre. Or, le changement climatique met à son tour en danger les cultures (sécheresses, inondations, événements météorologiques destructeurs plus intenses et fréquents, nouveaux insectes ravageurs, baisse des rendements, etc.). La situation doit donc évoluer.
Ainsi, c’est peut-être dans ce secteur que témoigner constructivement des bénéfices d’une adaptation des modes de production, du rôle de l’agriculture pour atténuer le changement climatique, est le plus important. Irrigation raisonnée, engrais naturels ou moins polluants, exploitation des richesses des écosystèmes, rotation des cultures, absence de labour, agroécologie… des options nouvelles existent qui ont démontré leurs avantages pour les agriculteurs comme pour la société.
[Témoignage] Pierre Girard, journaliste, présente depuis janvier 2009 Xenius, le magazine quotidien de la connaissance sur Arte. En 2019, il a créé Tous Terriens, une chaîne YouTube dédiée aux solutions agricoles et suivie par 13 000 personnes. Il partage avec nous sa pratique journalistique de la science, du climat et de l’agriculture, devenus ses thèmes de prédilection, et sur lesquels il s’est auto-formé au contact des scientifiques et du terrain.
[Reporters d’Espoirs] Le traitement de l’agriculture donne souvent lieu à des débats très vifs. Or à la lecture des commentaires sur votre chaîne, globalement très constructifs, on a le sentiment que vous parvenez à dépasser ces oppositions.
[Pierre Girard] Quand on prend le temps et qu’on a un espace pour en discuter ensemble, on arrive à avoir un débat apaisé, à regarder les solutions et à se projeter dans l’avenir ensemble. […] Les commentaires postés sur ma chaîne sont souvent remplis de bienveillance et de qualité. Des consommateurs posent des questions aux agriculteurs et des agriculteurs donnent des conseils. On se rend compte que les gens prennent plaisir à échanger entre eux sous les vidéos. C’est tout aussi important pour moi que le reportage en lui-même.
[RDE] Parler d’écologie au secteur agricole n’est pas toujours évident. Comment faites-vous pour aborder sereinement ces questions ?
[PG] Je dirais que j’essaye d’aller au-delà des catégories. Les deux règles d’or que je me fixe, c’est d’abord de parler de tout sans catégoriser, et ensuite accepter qu’il y a une diversité. Il y autant de modèles de ferme qu’il y a de fermes en France. Je cherche à ne jamais simplifier le discours et à être le plus proche de la réalité. Je n’omets pas de parler de sujets tabous mais je ne lésine pas non plus sur les solutions. Je tâche d’éviter la béatitude mais aussi la condamnation absolue ; de mettre en avant des idées novatrices sans a priori ; pour mes abonnés et aussi pour nourrir un débat constructif. Quand on montre la vérité, il n’y a aucune raison que cela se passe mal.
[RDE] Peut-être la réaction d’une partie du milieu agricole – lorsque ses représentants brandissent le fameux « agribashing » – s’explique parce qu’il s’est pendant longtemps senti mal considéré, oublié, voire vilipendé ?
[PG] Il faut surtout faire attention à qui l’on donne la parole dans les médias. Malheureusement, ce sont souvent des extrêmes. On se rend compte en allant sur le terrain que la réalité de l’agriculture se situe entre les deux. Quand j’ai commencé Xenius en 2009, on a souvent traité de sujets agricoles. On a observé une rupture de confiance avec l’agriculture à des moments clés bien connus. Sauf que l’on est passé d’une naïveté totale à un rejet violent. Aujourd’hui, on sait que l’agriculture est nécessaire pour conserver notre biodiversité, nos paysages et aider dans la lutte contre le changement climatique.
D. Ouvrir des espaces de discussion
C’est dans le domaine agricole aussi que des espaces de discussions doivent s’ouvrir – pourquoi pas à l’initiative de la presse locale, la plus à même de mettre les données objectives sur la table, à partir desquelles organiser un dialogue multipartite ?
Ainsi le Groupe Réussir Agra – qui édite plus de soixante-dix médias spécialisés aux niveaux régionaux et nationaux – a lancé pour questionner franchement le problème, « Les controverses de l’agriculture et de l’alimentation », début 2020 sur le thème « L’agriculture face aux changements climatiques : en quoi l’agriculture est-elle responsable ? Prend-elle ses responsabilités ? ». Elle poursuit en 2022 à l’occasion des élections présidentielle et législative sur le thème « Les engagements des candidats à l’élection présidentielle pour la Ferme France ».
Et si les journalistes organisaient des espaces de discussion avec leurs lecteurs sur le climat ?
La chercheuse en communication Nicole d’Almeida confirme que lorsque l’on cherche à capter l’attention d’un public, le culpabiliser en lui intimant l’ordre de changer de comportement ne fonctionne pas – que ce soit pour la cigarette (« ne fumez pas »), l’alcool ou la drogue. Ce qui marche le mieux est le système de discussion (par exemple les alcooliques anonymes) : « la mise en discussion est la chose la plus efficace qui soit ».
II. Rendre proches, simples, voire enthousiasmants des sujets complexes ou inquiétants
A. Entrainer
Le changement climatique a beau être inquiétant, son traitement n’induit pas pour autant de mettre de côté préoccupations esthétiques et narratives.
Des journalistes y excellent, par exemple :
- Le lancement par Denis Cheissoux de son émission Co2 mon amour sur France Inter, consacrée à l’environnement depuis près de 30 ans, est à la fois enthousiaste, mordant, et engagé : écoutez jusqu’à 2mn30 cet émission.
- Le média paraguayen El Surtidor mise sur le « scrollytelling », une nouvelle méthode de narration qui alterne éléments de texte –issus d’une investigation journalistique- et d’illustration de façon fluide et dynamique.
- À travers son projet Arctic Profiles, la journaliste américaine Elizabeth Arnold réalise une série de portraits de personnes qui « incarnent » la vie arctique et qui « y font une différence », de l’éleveur de rennes au biologiste marin en passant par une athlète perpétuant des sports ancestraux. Le but est d’informer et de mettre en relation les habitants de la région et toutes les personnes qui dans le monde s’intéressent au Grand Nord, où les effets des dérèglements climatiques sont les plus évidents.
B. Rassurer ou alarmer : des stratégies différentes selon les publics
Aline Robert, rédactrice en chef à Euractiv, recommande de ne pas être systématiquement alarmiste car : « Si l’on fait peur aux gens en permanence, ils vont se braquer et le message ne passera plus ».
Aude Massiot, journaliste à Libération, partage l’idée « d’allier des articles inquiétants à des articles qui véhiculent des solutions » mais se refuse à adoucir la réalité des choses : « Je pense quand même que la peur peut faire réagir les gens sur les risques du changement climatique. »
Selon le public visé, les angles, choix esthétiques et narratifs, peuvent varier. L’âge, le milieu socio-professionnel auquel une personne appartient, son lieu de vie, ses intérêts et ses valeurs influent sur ce qui la touche, lui parle et lui plaît.
Ainsi on constate des différentes importantes dans la façon dont TF1 et Brut, par exemple, traitent la question climatique.
Les JT de TF1, dont les spectateurs ont en moyenne 56 ans, parlent du climat plutôt de façon pédagogique et rassurante, en prenant pour exemple des personnes et situations « du quotidien », ancrées sur un territoire, familières.
Pour beaucoup, le mois de novembre est synonyme de chauffage et de retour des radiateurs. Sauf pour ceux qui habitent les nouvelles constructions écologiques, où convecteurs et autres chaudières ont disparu. Comment est-ce possible ? Reportage dans une maison dite « passive ». Elles ne représentent pour l’instant que 2% des maisons.
Comment le climat est évoqué dans ce sujet :
« Utilisation de la chaleur humaine. L’isolation est essentielle dans les maisons dites passives avec par exemple de la ouate de cellulose recyclée. Côté sud des maisons passives, de larges fenêtres à stores amovibles peuvent désormais apporter une source de chaleur naturelle. […] Les « maisons passives » ont le vent en poupe et sont probablement une solution d’avenir pour lutter contre les dépenses énergétiques, ainsi que le réchauffement climatique. »
Brut, en revanche, conçu pour répondre aux préoccupations et aux usages des jeunes générations urbaines (70% de son audience a moins de 35 ans2), traite le sujet du climat plutôt comme un enjeu global pressant, met davantage en avant des personnalités publiques à la renommée internationale, et alterne gravité et optimisme, le tout répondant à des valeurs que le média considère comme « progressistes ».
Quand les discours des écologistes sont jugés trop anxiogènes
Victor Ferry, professeur de rhétorique qui vulgarise sur Youtube L’art de vendre, s’intéresse dans une vidéo à ce qui bride la capacité persuasive des militants et de ceux qui veulent partager un engagement. « Trop souvent, je vois des gens qui se battent pour des causes justes, mais qui ne sont pas du tout aussi efficaces qu’ils pourraient l’être dans leur combat. Je pense en particulier à ceux qui s’engagent pour réduire la pauvreté, pour réduire les inégalités sociales, pour la promotion de l’esprit critique et bien sûr, pour l’écologie… ».
Il analyse en ce sens le discours du physicien et militant écologiste Aurélien Barreau, dont il considère certains éléments de langage comme mal employés en vue d’intéresser un public.
Si le discours est convaincant, il n’est toutefois pas persuasif selon Victor Ferry : le professeur différencie en effet entre ces deux termes qui, pour le premier, désigne « un travail sur l’opinion », et pour le deuxième « un travail sur la disposition à agir ». Or, les deux ne sont pas forcément liés, et un bon discours devrait faire les deux : Victor Ferry décrypte donc ce qui devrait changer dans les discours écologistes afin de parvenir à ce but – quitte à s’inspirer pour cela des méthodes publicitaires.
Premièrement, regardant la description du problème, Aurélien Barreau s’attarde longuement sur des données quantitatives (« la production de plastique a doublé depuis 2000, 91% du plastique n’est pas recyclé », etc.). Or, selon Victor Ferry, il faut aller au-delà des chiffres et s’engager dans une description qualitative : « Il ne faut pas seulement que le public comprenne et mesure le problème, il faut aussi qu’il le ressente. Comment est-ce qu’on fait cela ? En zoomant sur le quotidien du public auquel on s’adresse : on part des choses qui leur importent et on leur montre que l’absence de réaction par rapport au problème va avoir un impact concret et douloureux sur ces choses qui leur tiennent à cœur.»
Ensuite, le diagnostic du problème amène Aurélien Barreau à blâmer ceux qu’il considère comme responsables. « Si cette technique permet de fédérer les militants de la première heure, cela ne permet pas de persuader au-delà d’un noyau dur », analyse Victor Ferry. Il vaudrait mieux s’adresser au public dont on vise le changement, en procédant « en deux temps ». Premièrement, partir du comportement du public que l’on veut faire évoluer en montrant que l’on est compréhensif à son égard (par ex. admettre l’argument selon lequel manger de la viande tous les jours serait bon pour la santé). Deuxièmement, montrer que ces choses que le public valorise sont précisément menacées par son comportement (par ex. l’élevage bovin qui nous fournit notre viande bien aimée a un impact important sur le changement climatique, qui à son tour menace la santé, voire la liberté).
Enfin, au lieu de lancer une multitude de pistes dont le public n’en retiendra aucune, Victor Ferry préconise de se concentrer sur une action de changement, en la rendant évidente et désirable. « C’est un autre problème que je vois souvent dans les discours militants : du début à la fin, ils se renferment dans une gamme d’émotions négatives (rancœur, colère, culpabilité etc.), un peu comme s’ils parlaient à de « sales gamins ». Cela ne produit pas de l’action, mais précisément de la résistance. Donc si vous voulez que votre public fasse une action, il faut que vous lui en donniez envie. »
Face aux enjeux climatiques, « la peur ne mène pas à l’action, mais au déni » selon David Uzzell, professeur de psychologie environnementale dans le journal Le Temps3
« Comment les médias peuvent-ils informer sans décourager ?
Ce sont nos communications interpersonnelles, plus que les médias, qui importent le plus pour convaincre les gens de changer leurs habitudes et attitudes. Donc les leaders d’opinion, ou la famille et les amis. Mais d’une façon générale, le choix du champ lexical et du vocabulaire joue un rôle clé dans la façon dont les gens vont s’emparer d’une problématique anxiogène. Par exemple, parler de global warming, « réchauffement global », n’a pas aidé : on ne se sent pas concerné par une peur « globale ». Insister sur une catastrophe à l’autre bout du monde n’a pas non plus l’effet escompté : c’est l’effet de distanciation, «la fonte des glaces au Groenland ne me concerne pas vraiment ». Il faut miser sur le local.
Par ailleurs, la communication sur ces enjeux a jusqu’à maintenant mis l’accent sur un message plutôt négatif : on insiste sur ce à quoi les gens doivent renoncer (des voyages, leur voiture…) et ça, c’est aussi une peur de « perdre » ce que l’on a. Or ces messages négatifs ont beaucoup plus de chance d’échouer : les études en psychologie nous montrent que les gens appréhendent et regrettent plus une perte qu’ils ne valorisent un gain.
Quelle forme de communication est-elle selon vos recherches la plus efficace pour les militants, qu’ils soient politiques ou non gouvernementaux ?
Tous les acteurs du changement doivent selon moi arrêter de voir les individus comme des cibles de communication qu’ils doivent convaincre, contraindre ou terroriser par leurs annonces, mais plutôt commencer à les considérer comme des partenaires avec lesquels ils doivent travailler pour générer des solutions créatives et gratifiantes. Le public devrait être encouragé à participer et être impliqué dans cette recherche de solutions – c’est ce qui rendra ces dernières envisageables et acceptables. »
C. Rapprocher le sujet des lecteurs
1. Lire l’actualité locale au changement climatique global
Edward Maibach, spécialiste en communication climatique à l’université de George Mason, argue que la plupart des gens entendent rarement parler du changement climatique car ils font surtout attention à l’actualité locale, qui parle moins de la question que les médias nationaux et internationaux. Maibach a instauré un programme, Climate Matters, pour former les météorologues et journalistes à comprendre et expliquer les conséquences locales du changement climatique. Tony Bartelme, journaliste à Charleston, et Hannah Fairfield, journaliste au New York Times, suggèrent de lier les catastrophes locales au changement climatique global et de chercher activement des conséquences locales du réchauffement afin de populariser le sujet.
2. Un rôle particulier pour la presse quotidienne régionale
Pour Guy Abonnenc, rédacteur en chef du Dauphiné Libéré, la réhabilitation du local est un premier axe très important pour intéresser le lectorat régional au climat : « Les problématiques environnementales, dont le climat fait partie, nous parlent à tous. Par exemple dans notre zone de diffusion, nous avons les problèmes de pollution dans l’agglomération lyonnaise, la fonte des glaciers dans les Alpes, le tourisme qui doit devenir durable dans nos montagnes, les transports qui doivent devenir plus écologiques… ».
C’est pourquoi lui et ses collègues du groupe EBRA (qui rassemble les titres de presse quotidienne régionale de l’Est de la France) ont lancé une initiative dédiée : « Le 5 juin, tous les journaux du groupe ont fait une édition spéciale avec les logos en vert et la phrase ‘Ici on agit’ où nous mettions en avant des initiatives tournées vers la protection de l’environnement. Dans la foulée, depuis la rentrée de septembre, nous publions de manière mensuelle un supplément consacré à l’environnement traité sous plusieurs angles et qui sera là encore une fois porté par le journalisme de solutions. […] Ce numéro a aussi marché car nous n’avons pas abordé le sujet avec une vision catastrophiste. Nous avons cherché les solutions à ces problèmes. »
3. Raconter des histoires de femmes et d’hommes qui se mobilisent, y compris à l’étranger
Histoire de personnes affectées par le changement climatique et qui font front pour pouvoir continuer à exercer leur métier ou à vivre sur leur terre ; récit d’une découverte scientifique et ses applications… Sur le climat comme sur tout sujet, il faut savoir raconter des histoires à hauteur d’humains pour susciter l’intérêt.
Ainsi pour Gilles van Kote, journaliste au Monde :
« Les histoires d’hommes et de femmes intéressent le lecteur – bien plus que les affaires institutionnelles. Il faut aller à la rencontre de ces gens et raconter ce qu’ils font. Il n’y a, d’ailleurs, rien de plus excitant ! »
« Bien sûr, il faut s’intéresser aux conférences internationales, mais ce sont des sujets lourds et lents qui débouchent sur des papiers compliqués. On se doit d’aborder aussi des choses plus pratiques, plus précises, de terrain.
Par exemple ? Sur la sécurité alimentaire, la culture des légumineuses en Afrique est un bon sujet. Ces plantes captent l’azote des sols et les fertilisent sans recours à des engrais minéraux. Un tel sujet raconte une histoire : des pays d’Afrique redécouvrent les vertus du haricot. Non seulement, des traditions locales sont réhabilitées, mais en plus, ce sont des pratiques agricoles exemplaires, susceptibles d’apporter une solution pour lutter contre la famine. Cette réalité est peut-être lointaine mais elle reste concrète.
Sans nier le fait que 800 millions de personnes sont malnutries dans le monde (au contraire, on va rappeler ce chiffre désespérant), on souligne, aussi, que des réactions existent dans ces pays : les communautés paysannes ne sont pas totalement démunies et n’attendent pas la prochaine famine sans rien faire. »
Pour Guy Abonnenc, rédacteur en chef du Dauphiné Libéré, la réhabilitation du local est un premier axe très important pour intéresser le lectorat régional au climat : « Les problématiques environnementales, dont le climat fait partie, nous parlent à tous. Par exemple dans notre zone de diffusion, nous avons les problèmes de pollution dans l’agglomération lyonnaise, la fonte des glaciers dans les Alpes, le tourisme qui doit devenir durable dans nos montagnes, les transports qui doivent devenir plus écologiques… ».
4. Relater les parcours de scientifiques, agriculteurs, travailleurs, familles
La journaliste américaine Elizabeth Arnold (National Public Radio, Arctic Profiles) estime qu’il est pertinent de personnifier la lutte contre le changement climatique en parlant des parcours individuels de scientifiques qui travaillent sur la question, mais également de travailleurs issus d’autres corps de métiers et qui y sont confrontés (agriculteurs, travailleurs du BTP, textile, etc.).4
Anne-Cécile Bras, journaliste à RFI recommande en ce sens le travail de Samuel Turpin, qui « avec HumansClimateChange suit pendant 10 ans, 12 familles dans 12 pays différents pour voir l’impact du réchauffement climatique sur leurs vies. »
La scientifique Valérie Masson-Delmotte abonde en ce sens : « Je suis gênée quand on oppose action individuelle et changements structurels, il me semble que cela se complète – selon différents leviers d’action évidemment. »
III. Montrer les bénéfices de la lutte contre le changement climatique
« Il faut construire des représentations collectives attractives et positives des changements à entreprendre. L’écologie n’est pas, ne peut plus être, une préoccupation à agir dans le long terme et de manière punitive. C’est plutôt se donner les moyens d’agir au présent et de manière positive »
Stéphane Madaule, économiste5
Plutôt que de fonder une démonstration sur des arguments moraux qui risquent de braquer un public qui se sentira culpabilisé, il peut être judicieux de témoigner des bénéfices pour les individus d’un changement de mode de vie : par exemple sur les économies générées pour le foyer, sur l’amélioration de sa santé, sur des reconversions professionnelles réussies.
Choses vues dans les médias :
- Les animateurs de l’Emission pour la terre prennent des précautions oratoires pour inviter le public à entreprendre de « petits gestes quotidiens ».
Sur l’exemple de privilégier les mobilités douces (marche, vélo, transports en commun…) par rapport à la voiture sur de courts trajets inférieurs à 3km, l’une des intervenantes, Marion Chéron, responsable de la mobilité pour la Fondation Nicolas Hulot, souligne : « Une heure d’activité par jour compense huit heures de sédentarité. »
Et Cyril Dion, réalisateur et militant écologiste, de rajouter : « En plus, surtout en ville, c’est bien plus agréable : il m’arrive de croiser très régulièrement de croiser des files de voiture arrêtées avec des gens furieux dedans et de filer en vélo… C’est juste mieux : on va plus vite, on est en meilleure santé, on n’est jamais coincés dans les embouteillages»
- Autre exemple
- Nagui : Notre dernier geste maintenant : seriez-vous prêts à mettre votre chauffage à 19°C maximum ?
Reportage : Pourquoi ? Parce que chauffer sa maison, c’est aussi chauffer sa planète. Or en baissant le thermostat, on baisse à la fois sa facture et celle de la planète. »
- Nagui : Notre dernier geste maintenant : seriez-vous prêts à mettre votre chauffage à 19°C maximum ?
- La web-série Green web (épisodes d’environ 8mn, coproduite par France Télévision et Imagine 2050) invite youtubeurs et influenceurs pour sensibiliser leur public aux problèmes environnementaux liés à l’usage du numérique. Ils démontrent des bénéfices liés à l’usage de la low-tech tant sur le plan économique qu’environnemental à travers des interviews de chercheurs, d’entrepreneurs, de psychologues et de scientifiques. Les animateurs, en phase avec leur positionnement habituel -infotainment ou divertissement – optent pour l’humour, évitant soigneusement d’utiliser un vocabulaire anxiogène. Parmi eux, le Professeur Feuillage.
- Exemple de lancement : « Entre des datacenters alimentés par des centrales à charbon et des smartphones au bon goût d’obsolescence programmée, notre internet virtuel s’ancre dans le réel avec un bilan carbone bien pourrave ! 2 ans après « La pollution du Web », Lénie et Mathieu font le point sur notre consommation et notre pollution numérique. Spoiler Alert : ça s’est pas arrangé… mais alors, pas du tout !!! Pour vous remonter le moral, une belle surprise vous attend en fin de vidéo ! »
- 50 gestes pour protéger la planète (Le Parisien) : Nous vous proposons 50 gestes à adopter pour réduire votre impact négatif sur l’environnement. De la maison aux transports en passant par l’alimentation, ils sont assez simples à mettre en œuvre. Si quelques-uns demandent un effort financier, la plupart permettront au contraire de réaliser des économies. Tous, en tout cas, vous donneront la satisfaction de faire quelque chose pour préserver la planète.
- L’incontournable verdissement des villes (Le Devoir) : Les espaces verts n’améliorent pas seulement l’esthétique des villes, ils apportent une multitude de bienfaits pour l’environnement, le climat et la santé humaine. Tour d’horizon des solutions à préconiser afin de naturaliser les milieux urbains, mais aussi des pièges à éviter.
IV. Mobiliser l’ensemble du spectre politique et idéologique
Si l’on souhaite s’adresser à l’ensemble de la population et ne pas aliéner une partie du spectre politique – y compris ceux qui étaient historiquement sceptiques quant au réchauffement climatique et à son origine humaine, ou ceux qui n’ont apriori pas intérêt à faire évoluer leur comportement ou leur business -, il peut être judicieux de mettre en avant des idées ou d’adopter des outils rhétoriques adaptés.
Relier l’enjeu climatique à d’autres enjeux de préoccupation
Ou comment mobiliser « la gauche » comme « la droite » , « les progressistes » comme « les conservateurs »
Le climat serait-il un terrain relativement neutre idéologiquement, sur lequel rassembler des options politiques différentes ? Certains sujets s’y prêtent en tout cas, d’après Thierry Salomon, ingénieur énergéticien :
« Il faut pouvoir démontrer qu’en cas de crise majeure sur l’énergie, si on fabrique nous-mêmes, régionalement, on sera infiniment moins sujets aux problèmes que pourraient générer des crises géopolitiques. Il faut pouvoir parler de paix, de sécurisation, de visibilité à moyen-terme… toutes sortes de valeurs qui ont longtemps été considérées comme « conservatrices » ou « de droite », et que « la gauche » peut tout autant intégrer en y ajoutant une couche de justice sociale. A partir de là, on peut entrainer les gens favorables au non-gaspillage, à l’envie de sécurité pour eux et pour leurs enfants. Leur montrer par exemple que le problème des retraites peut être résolu par le photovoltaïque : investir sur une sécurité quasi-totale, celle du soleil, fiable et peu impactante sur l’environnement! Il faut travailler là-dessus pour que les gens soient moins angoissés. »
D’autres sujets que la souveraineté énergétique peuvent être liés au climat, et intéresser l’ensemble de la population indistinctement de son orientation politique supposée : l’industrie « made in France », la relocalisation de certaines activités et emplois, ou encore la limitation des migrations que permettrait l’amélioration de la situation climatique.
Par ailleurs, Aaron McCright, professeur de sociologie à l’université d’Etat du Michigan (Etats-Unis), affirme qu’il est nécessaire de relayer les conservateurs apportant du crédit au changement climatique afin de combattre le scepticisme plus développé dans ces sphères. Les arguments souverainistes ou sécuritaires en faveur de la lutte contre le changement climatique ou pour une énergie propre peuvent s’avérer efficaces.
Aux Etats-Unis où les clivages sont plus prégnants que chez nous, le travail de l’American Conservation Coalition, organisation proche des Républicains, est relayé dans de nombreux médias, notamment dans le journal conservateur Townhall qui n’hésite pas à clamer « It’s Time for Conservatives to Address Environmental Issues » (« Il est temps pour les Conservateurs de prendre en main les problèmes environnementaux »), ou le podcast The Lone Conservative, comment dans l’épisode 32 « Conservative Environnementalism ».
V. Faire participer
Pour permettre l’échange d’idées entre citoyens, experts et décisionnaires, il est pertinent de prêter la parole et de partager l’espace d’expression privilégié que constitue un média. Ces prises de parole, afin d’être constructives, méritent d’être encadrées : à preuve les espaces commentaires de certains réseaux sociaux et médias en ligne, où l’invective prend facilement le pas du dialogue.
Les lieux et moments dédiés à l’expression du public peuvent servir de multiples fonctions : poser des questions sur le changement climatique à des scientifiques, échanger sur des gestes à adopter au quotidien, mener à bien des projets économiques ou politiques, trouver du réconfort.
Exemples :
- Redonner la parole aux citoyens : l’initiative « Le climat change et vous ? » de Mediapart (2015)
- « Notre projet ‘’Le climat change et vous ?’’ est le fruit d’une rencontre avec les organisateurs du Festival du livre et de la presse d’écologie. Ils souhaitaient proposer un espace de parole non monopolisé par les experts du climat. Il s’agissait de sortir du discours savant pour le redistribuer plus démocratiquement. Nous avons fait un appel à contribution large pour nous adresser au grand public. L’hypothèse de départ était la suivante : les gens sont de plus en plus sensibles à la question climatique, ils sentent que quelque chose se passe et impacte leur vie. Mais tout ceci reste diffus. Notre pari est de faire émerger leur ressenti, d’aider nos lecteurs à l’exprimer, de montrer que le climat n’est pas l’apanage des experts, militants, ONG ou entreprises. C’est aussi une préoccupation qui monte dans la société. » Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart
- Novethic avec son podcast « Les Engagés », donne la parole à des citoyens sur leurs parcours de vie et leurs engagements pour la transition écologique. L’objectif : explorer des perspectives positives pour inspirer.
- L’émission pour la terre diffusée sur France 2 fait participer en live les téléspectateurs, en leur proposant de donner leur avis sur « 10 gestes » : dans quelle mesure sont-ils prêts à les adopter ? (voir le cas d’étude en cliquant ici)
- La plateforme participative Make.org a organisé une consultation citoyenne intitulée « Agissons ensemble pour l’environnement » : pendant près de 4 mois, plus de 540 000 citoyens ont voté et émis des propositions notamment sur les sites des Echos, du Parisien, de France Info et de La Croix, médias qui se sont alliés pour solliciter leurs audiences respectives. Une preuve de la puissance du collectif.
VI. La question de « l’engagement » journalistique
S’engager, prendre position ? En matière de climat, les journalistes ne sont pas unanimes quant à la question de leur engagement et de la manière dont il doit, ou non, transparaitre dans leurs reportages.
« Oui, il faut s’engager car on ne peut pas rester neutre face à l’ampleur de l’enjeu »
« Il faut se battre pour défendre ces enjeux »
« Être un bon journaliste écolo sans être écolo, je ne vois pas trop comment c’est possible parce qu’il faut se battre pour défendre ces enjeux » pour Jade Lindgaard. La spécialiste du climat chez Médiapart compare d’ailleurs volontiers les enjeux climatiques aux enjeux sociaux du XIXe siècle : « Les intellectuels militants et les syndicalistes qui se battaient, à l’époque, pour mettre en place le système de protection sociale, luttaient pour des enjeux aussi gigantesques qu’aujourd’hui, avec le climat. […] Il y a un vrai parallèle et c’est la raison pour laquelle être journalistique sur ces questions, en France, doit passer par le même type d’engagement. ».
Pour Jade Lindgaard, le terme « engagement » n’est pas anodin : « Le mot engagement veut dire plusieurs choses. Moi, je l’entends dans le sens de dénoncer une situation, un système de pouvoirs destructeur, à la fois de l’écosystème, mais aussi des conditions de vie. Il produit des inégalités environnementales, des inégalités par rapport à la santé, etc. Décrire ce système, être journaliste engagé, ça ne veut pas dire ‘’produire diatribes sur diatribes’’. Non, c’est un engagement dans la description de cette réalité et des faits. […] Il faut donner à entendre des témoignages et documenter une situation. Si mon horizon est de montrer à quel point la lutte contre le changement climatique est un enjeu de société majeur, ma stratégie pour y parvenir – et ma façon d’alimenter ma réflexion – c’est de passer par l’enquête. L’enquête et l’information journalistique. »
« Rester neutre n’est pas totalement évident »
« Si je fais mon travail de journaliste, en donnant la parole à tout le monde, en établissant les faits, en croisant les sources, j’avoue que rester totalement « neutre » n’est pas évident quand on suit les sujets environnementaux. Car plus on creuse, plus on enquête, plus on se rend compte de la gravité de la crise environnementale dans tous les domaines (climat, biodiversité…) et de la nécessité urgente de la résoudre. On se rend compte qu’il en va du devenir de l’humanité, de nos conditions de vie sur Terre. Or beaucoup d’intérêts privés freinent toute action en ce sens, de façon souvent cynique, révoltante. Il me semble qu’il est de mon devoir de dénoncer cela, en me basant toujours sur des sources solides et en citant celles-ci. Et de montrer qu’il existe des alternatives crédibles au système actuel. Un journaliste est aussi un citoyen. »
Coralie Schaub, journaliste, Libération
« Leur mission d’impartialité, considérant le climat comme un objet politique, a desservi la cause. Par ce fait, ils ont pendant longtemps relayé le discours de climato-sceptiques. Cela peut se comprendre, car il y a un côté rassurant de se dire que les discours alarmistes sont faux et qu’une solution peut être trouvée. Même les journalistes ont envie de penser cela. […] [Mais] Sans eux, il n’y aura pas de transition écologique. Ils se réveillent aujourd’hui. C’est réjouissant. Ils devront être rigoureux et vigilants. Leur engagement se fera dans la durée et dans leur manière d’oser prendre des risques. »
Sophie Swaton, philosophe et économiste à l’Université de Lausanne6
« Non, il ne faut pas s’engager car ce n’est pas mon rôle de journaliste »
« Mon rôle n’est pas de mobiliser ou de pousser à agir »
« Notre rôle ce n’est pas de mobiliser ou les gens ou les pousser à agir pour le climat. Nous n’allons pas demander aux lecteurs d’arrêter de manger de la viande ou de stopper leurs voyages en avion par exemple mais nous allons plutôt dire les conséquences que ces actions ont pour le climat et les gens auront le choix d’agir ou non. On doit leur montrer ce qui est possible à réaliser sans les forcer à agir. On se doit aussi de montrer des solutions et des initiatives pour influencer et inspirer notre lectorat. »
Audrey Garric, journaliste, Le Monde
« Je rapporte les faits, rien que les faits »
« Mon avis n’intéresse pas les auditeurs. Je suis là pour rapporter ce qui se passe, les opinions, les débats, les arguments, les contre-arguments. Après, ce que mon auditeur fait de l’information médiatisée, je n’en sais rien. Le journaliste ne peut pas s’inventer avocat, médecin, politique, agriculteur, psy ou militant écolo. Peut-être que vous avez rencontré des journalistes militants mais moi, je ne fais pas de choix politiques pour mes auditeurs. »
Anne-Laure Barral, journaliste, France Info
« Je n’ai aucun prisme particulier »
« Je n’ai un prisme ni éducatif, ni politique, ni thématique. Je veux juste que mon article soit lu et plaise au lecteur. On construit l’article avec des cassures de rythme, des relances. Les journalistes sont des gens qui racontent des histoires, mais des histoires vraies. »
Gilles Van Kote, journaliste, Le Monde
VII. Amener les gens à s’impliquer dans leur vie personnelle
IMPLIQUER LES INDIVIDUS…
Magali Payen, fondatrice du mouvement « On est prêt », raconte comme elle s’y est pris pour mobiliser les gens : « Pendant 30 jours, nous avons donné des défis à la population. Les défis étaient crescendo : Le 1er jour, les participants devaient vider leur boîte mail car Internet est l’équivalent du 6ème pays au monde en termes d’émission de gaz à effet de serre ; et à la fin, nous avons déposé plainte avec les citoyens contre l’État pour dénoncer son inaction et montrer que les Français ont su agir. On voulait marquer le coup et mobiliser la sphère politique. »
… SANS POUR AUTANT RESTREINDRE LE CLIMAT, PROBLEME COLLECTIF, A UNE PROBLEMATIQUE INDIVIDUELLE
« Des propos pertinents aboutissent souvent à une conclusion insuffisante : « que chacun change individuellement pour que tout aille mieux ». Ça ne suffit pas. Le Colibri certes fait sa part, mais l’incendie n’est pas contenu. Le modèle Pierre Rabhi n’est pas multipliable à l’échelle des problèmes et de la ville. Il faut aller plus vite. Voir plus grand. Essaimer à grande échelle. »
Ces propos de Thierry Salomon, ingénieur énergéticien, vice-président de l’association négaWatt, entrent en résonnance avec ceux de Magali Payen de « On est prêt » qui, bien qu’ayant d’abord axé sur l’engagement individuel, prévient : « Il faut proposer des clés d’action et pas seulement en termes de gestes individuels. […] les journalistes doivent s’emparer du sujet et parler des moyens à mettre en place au niveau des communes, municipalités ou territoires pour limiter l’émission de gaz à effet de serre ou préserver la biodiversité. »
Leviers de réduction de l’empreinte carbone moyenne. Source: Reporterre
Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’Etat face à l’urgence climatique. Source : Etude Carbone 4 (juin 2019)
Pour en savoir plus, nous vous invitons à lire le chapitre « Parlez des initiatives, oui… mais desquelles ? », qui détaille cette perspective.
VIII. Être pédagogue, exhaustif, fournir données et sources, illustrer
Par sa complexité, le climat appelle d’autant plus la rigueur intellectuelle du journaliste : croiser sources et données et les fournir à ses lecteurs de la façon la plus exhaustive et la plus intelligible possible. Schémas, graphiques, cartes, compteurs, fiches de lecture et explications linguistiques améliorent à la fois la crédibilité d’un média et la compréhension du sujet par le public. Cette rigueur peut également servir à éclairer des sujets connexes, tels que les positions de politiciens vis-à-vis du changement climatique, les conseils à appliquer pour recycler ses déchets correctement ou l’influence d’une éventuelle montée des eaux sur les littoraux.
A cet égard, des médias étrangers produisent un travail exemplaire.
- Anthropocene, Visualizing Carbon : En 2009, l’américain Antony Turner décide de rendre visible l’invisible : à savoir, nos émissions en CO2, l’une des majeures causes du dérèglement climatique. Avec une équipe de graphistes et de geeks de l’informatique, il crée alors Carbon Visuals pour traduire les données sur nos émissions – des chiffres qui dépassent souvent notre imaginaire – en images. La société a par exemple mis au point le « carbon quilt », « la couverture de carbone » qui se superpose à notre atmosphère : si les émissions globales d’une journée suffiraient à couvrir la planète d’une couche de l’épaisseur d’une feuille de papier, en une année c’est une couche de 31cm qui s’accumule.
Capture d’écran d’un article paru dans Anthropocene Magazine.
- Climatica, Géografia del desastre : Climatica, une revue espagnole spécialisée dans le changement climatique, illustre quant à elle son article sur la « géographie du désastre » grâce à des cartes et données fournies par l’Agence européenne pour l’environnement.
Capture d’écran d’un article paru dans Climatica.
Ce qu’en disent les journalistes
√ Faire preuve de pédagogie
« Il ne faut jamais se dire ‘’ça a déjà été expliqué’’. Les auditeurs n’ont pas forcément la mémoire de tout ça. Ma double mission est, 1) ne pas perdre un auditeur qui n’y connait rien, 2) en apprendre davantage à ceux qui sont dans le secteur. Pour les premiers, il faut utiliser des images. Il faut faire attention aussi aux phrases prononcées par les experts lors des interviews : il faut qu’elles restent compréhensibles en évitant les sigles. »
Anne-Laure Barral, journaliste à France Info
√ Illustrer par des exemples simples et concrets
« Le changement climatique se voit sur l’agriculture, sur les arbres fruitiers, sur la façon dont les espèces migrent, etc. Ce sont des papiers très tangibles. Si la science est une matière aride pour certaines personnes, nous devons rendre les choses plus concrètes. Les détails techniques peuvent être incompréhensibles. Avec les exemples, c’est plus clair. »
Marielle Court, Le Figaro
√ Associer des jeunes à la réalisation de podcasts
Christelle Guibert, journaliste à Ouest-France : « On a créé une édition du soir avec des petites rubriques dont le titre est un jeu de mot : “On va prendre un vert” par exemple pour parler de ces sujets liés à l’environnement ou au climat. On fait aussi appel à des jeunes qui réalisent des podcasts afin d’intéresser un public moins âgé qui n’est pas première cible de l’édition papier de Ouest France. On forme nos journalistes pour parler au mieux du sujet et on cherche à varier les supports afin d’élargir au maximum notre audience. »
√ Mettre en scène les données
Par des infographies
Concepción Alvarez, journaliste à Novethic, note que « les infographies fonctionnent très bien auprès du public. Elles permettent de vulgariser des idées complexes et de les rendre accessibles au plus grand nombre. Sur le climat, les infographies nous permettent de parler sujets qui peuvent être compliqués comme des données sur les émissions de CO2 ou le charbon et les autres énergies fossiles par exemple. », comme dans cet exemple d’article pour n’en citer qu’un.
Par des animations
Audrey Garric, journaliste au Monde, recommande de s’inspirer du New York Times car « il utilise beaucoup de contenus interactifs, de mises en scène pour sensibiliser et intéresser le lectorat au climat. ».
Ces articles en sont de bons exemples :
- See How the World’s Most Polluted Air Compares With Your City’s, 02/09/20
- How Much Hotter Is Your Hometown Than When You Were Born?, 17/07/21
- The Science of Climate Change Explained: Facts, Evidence and Proof, 06/11/21
Par des visuels
Le site Des images et des actes, créé par Place to B offre des conseils pour « renouveler le langage visuel sur l’environnement pour mieux sensibiliser le public aux enjeux du changement climatique ». Il partage l’analyse de 36 visuels dont il a mesuré l‘impact auprès d’un panel de citoyens (faible – moyen – fort) à partir desquels il dégage les « bonnes pratiques à retenir et les pièges à éviter ».
Il met à disposition un guide de 70 pages intitulé « Quels visuels pour parler du climat ? » réalisé en 2016-2017 qui fait ressortir les enseignements principaux pour optimiser l’impact des reportages illustrés :
- Quelles thématiques aborder en fonction du public adressé ?
- Quel univers émotionnel privilégier ?
- Comment chaque émetteur doit-il adapter sa communication ?
- Comment inciter le public à agir ?
Illustrer : le regard du « photographe du climat », Maxime Riché
“Avec Climate Heroes l'idée est d'inspirer le plus grand nombre d'entre nous à passer à l'action, stimulés par les exemples d’un couple français, une activiste Thaï, un moine boudhiste au Cambodge ou un pêcheur américain, qui tous ont choisi de chambouler le statu quo et proposer des solutions à leur échelle.”
MAXIME RICHÉPhotographe
[Reporters d’Espoirs] Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique des enjeux climatiques ?
[Maxime Riché] Comme pour beaucoup de crises (dont une bien connue en 2020), il tombe parfois bien vite dans le sensationnalisme ou l’approximation. Bien souvent, si une catastrophe est en cours, les images tournent en boucle dans les médias, avec parfois une volonté de secouer l’audience, mais sans réel didactisme, et hors de ces épisodes, le sujet est absent, c’est du « tout ou rien ». On reproche souvent aux scientifiques de ne pas communiquer avec assez d’emphase ou d’émotion pour que leur message d’urgence passe efficacement. A l’inverse, les médias (et de façon croissante les politiques) tombent souvent dans l’autre extrême : trop d’émotionnel, de sensationnel, et pas assez de foi en les experts du sujet, trop peu de recherches documentées ou de fondements scientifiques.
[RDE] En tant que photographe, comment parvenez-vous à traiter du climat d’une manière non-anxiogène, voire mieux, constructive ?
[MR] Dans tous mes projets, en tant qu’Ingénieur Centralien de formation, j’allie un avis scientifique à mon traitement artistique. Je construis mes sujets dès le départ avec des experts et des scientifiques, que je réunis dans un groupe de travail. Par exemple Jean Jouzel ou Gilles Ramstein du Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement au CEA, le biologiste Gilles Bœuf, ou Jean-François Julliard de Greenpeace.
Une fois le fil conducteur établi, mon rôle est de tirer parti du pouvoir de l’image pour suggérer davantage que simplement « décrire ». Le narratif qu’il est possible d’installer autour d’un projet documentaire permet d’emmener le spectateur vers un espace émotionnel tout autant qu’intellectuel qui peut être, au choix, anxiogène, stimulant, ou autre. Dans mes travaux je m’attache à donner des pistes de réflexion qui puissent être stimulantes. Avec Climate Heroes l’idée est d’inspirer le plus grand nombre d’entre nous à passer à l’action, stimulés par les exemples d’un couple français, une activiste Thaï, un moine boudhiste au Cambodge ou un pêcheur américain, qui tous ont choisi de chambouler le statu quo et proposer des solutions à leur échelle. Ce faisant ils ont découvert un nouveau monde de possibilités, à la fois meilleures pour eux, pour leurs proches, pour leur environnement. C’est mon espoir que ces histoires puissent se répandre, et ainsi inspirer le plus grand nombre à agir, chacun à son niveau.
[RDE] Au-delà de la photo, vous travaillez à un nouveau storytelling sur le climat. De quelle nature ? Comment sensibiliser et mobiliser le plus efficacement selon vous ?
[MR] Mon expérience est que plus un discours est personnel, autour d’un exemple particulier, plus il peut devenir universel, susciter l’adhésion. On pense avec sa tête, on agit avec ses tripes. Si je parviens à aller au-delà de la seule prise de conscience théorique, intellectuelle et toucher le spectateur par l’un ou l’autre des détails d’une histoire, alors j’ai atteint un objectif très important. Au fil du temps, je construis une narration qui m’est de plus en plus personnelle : je ne cherche pas forcément à représenter de façon littérale ce que je vois, mais plutôt ce que je comprends de la situation. Dans mon prochain projet je choisis cette narration suggestive pour parler de la notion de « limite » et de son refus par nos sociétés contemporaines.
Le premier chapitre, Paradise, photographié début 2020 avant le confinement, traite du retour des habitants de la ville de Paradise en Californie, ravagée par les flammes en novembre 2018. J’utilise une documentation argentique en couleur qui rappelle les flammes de l’incendie, pour refléter l’enfer qu’ils ont vécu (et vivent toujours à ce jour, intérieurement). Si je parviens à ce que le spectateur se mettre à leur place, ne serait-ce qu’un instant, et ressente une fraction de ce qu’ils ont vécu, alors j’ai réussi à toucher davantage qu’en montrant de seules images de forêts en train de brûler à l’autre bout du monde. Et comment tu rends ça non-anxiogène ? Car ce n’est pas très réjouissant quand même la photo d’un espace dévasté ! Tu racontes la résilience des gens, comment ils se reconstruisent ?
Notes :
[1] « 6 ways to reach climate change deniers with your reporting », https://ijnet.org/fr/node/6268
[2] https://www.lejdd.fr/Medias/info-jdd-le-media-social-brut-roi-de-la-video-carre-lance-un-site-internet-et-une-appli-3854909
[3] Interview de Célia Héron paru dans Le Temps, mardi 7 mai 2019
[4] Citée dans « Covering climate change: What reporters get wrong and how to get it right, Journalist’s resource
[5] Prôner une écologie positive pour convaincre de l’urgence climatique, The Conversation France, 27 juin 2019
[6] Citée dans l’article de Caroline Christinaz, Les médias réveil tardif ?, paru dans Le Temps, hors série spécial climat, 9 mai 2019, page 22.