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Santé mentale chez les journalistes : Où se situent nos homologues d’outre-Atlantique ? Samuel Lamoureux répond.

By 12 octobre 2024octobre 15th, 2024No Comments

À l’occasion de la Journée internationale de la santé mentale, ce jeudi 10 octobre, nous avons voulu nous intéresser à la manière dont elle concerne particulièrement la profession journalistique, parfois mise à rude épreuve.  Nous avons questionné Samuel Lamoureux, chercheur et professeur canadien en communication au Département Sciences humaines, Lettres et Communication de l’Université TÉLUQ. Ses analyses portent sur le journalisme, les médias, les conditions de travail et la santé mentale des journalistes au Canada et dans le monde francophone. Tiraillée entre ses propres biais internes, la virulence de certains lecteurs mais aussi les situations qu’elle se doit de couvrir, la profession journalistique laisse peu de place au bien être psychologique des journalistes, dont la sphère intime est fortement impactée. Samuel Lamoureux préconise une réflexion personnelle par et pour les journalistes afin qu’ils puissent répondre avec justesse à leurs problèmes. Certaines actions mises en place outre-Atlantique peuvent inspirer une meilleure prise en charge de la santé mentale des journalistes en France.

Léa Varenne – En cherchant des contenus sur  la santé mentale des journalistes , il faut se rendre à l’évidence : voilà un sujet très peu abordé. Pourtant, il y a beaucoup à faire. Est-ce un tabou ?

Samuel Lamoureux – Il y a plusieurs raisons à cela. La première c’est parce qu’aller creuser ce sujet signifierait poser des questions dérangeantes pour la profession. La souffrance au travail qui peut aussi être nommée « stress chronique » est documentée au sein des salles de rédaction depuis longtemps. Par exemple, le syndicat de Radio Canada (service public équivalent de France Télévisions au Canada) a déjà réalisé des enquêtes internes sur la souffrance au travail, mais elles n’ont pas été rendues publiques. Il en était sorti que plus de 40% de journalistes déclaraient avoir déjà ressenti des symptômes de détresse psychologique, même plusieurs fois par an, du stress chronique, des insomnies, des dépressions, des burn-out…C’est quelque chose qui est documenté, mais pas rendu public, parce que ça voudrait dire qu’on pose des questions délicates. Pourquoi est-ce que les journalistes souffrent autant ? Quand on creuse, on soulève deux aspects qui ne sont pas évidents à aborder : d’une part, les méthodes de travail – notamment le rythme de production, avec parfois des pratiques ultra commerciales-, et d’autre part la réaction du public quand les journalistes expriment leurs difficultés. Je me souviens que sur Twitter, notamment, des lecteurs s’en sont beaucoup pris à certains journalistes en disant qu’ils n’avaient pas à se plaindre. Depuis ce temps-là, je sens qu’il y a moins de volonté de la part des journalistes de se montrer fragiles.

Pensez-vous que la manière dont ils traitent l’actualité – qui est majoritairement négative – affecte la santé mentale des journalistes qui y sont exposés en première ligne ?

Je ne sais pas si le problème est le fait qu’on traite l’actualité de manière négative ou si c’est plutôt qu’on la traite de manière extrêmement rapide en mode « breaking news ». On se concentre sur beaucoup de conflits que nous avons des difficultés à mettre en perspective. On voit juste des images de villes détruites, le monde qui brûle, des ouragans, etc. Pour moi, il n’y a pas de volonté particulière de la part des éditeurs de dire : « couvre des sujets négatifs ». C’est plutôt : « couvre l’actualité la plus chaude » ou « live tweet un événement ». Et quand vous voulez couvrir l’actualité chaude, souvent, le plus facile, c’est de suivre un événement négatif, une fusillade, un ouragan et de retweeter ce que d’autres font. C’est là que réside l’intérêt du journalisme de solutions : on ne peut pas juste suivre l’actualité chaude et retweeter. Il faut des textes plus longs qui expliquent davantage de choses. Quand on dit à un journaliste de couvrir les victimes d’un attentat, mais sans jamais mettre cela en perspective, sans jamais donner de solutions, c’est sûr que ça a un impact sur les professionnels de l’information, qu’ils travaillent de chez eux, ou qu’ils se rendent sur le terrain. Là, on peut parler de choc post-traumatique.

Pourriez-vous faire un état de la situation au Canada, et en France, en matière de santé mentale chez les journalistes et dans les salles de rédaction ? La santé mentale est-elle prise en compte dans ce domaine ? Notez-vous une différence entre le Canada et l’Union Européenne ?

Quand on parle de santé mentale, on parle de problèmes de burn-out, de surmenage, de dépression aussi.

J’ai lu un article dans Le Monde selon lequel 40% des jeunes journalistes français quittaient le métier et abandonnaient leur carte de presse après sept ans de métier. La question des pigistes représente un enjeu plus spécifique encore. Au Canada, il ne gagnent pas plus de 20 000 dollars par an, ce qui pose beaucoup des problèmes d’isolement et impacte toutes les sphères de la vie puisqu’il est impossible de payer un loyer avec un salaire si faible. Les journalistes se surmènent pour trouver d’autres sources de revenus qui peuvent générer des problèmes éthiques. Certains jeunes se tournent vers des métiers qui sont mal vus par la profession comme la publicité ; d’autres acceptent n’importe quelles conditions de travail, en ne comptant pas leurs heures. Et ça, en psychologie, « en faire plus avec moins », c’est littéralement la recette d’un surmenage. Ce cocktail de pression vient à la fois des supérieurs, et de l’auto-pression que se mettent les journalistes pour atteindre leurs objectifs. Comment penser à la santé mentale de quelqu’un si on le considère comme une unité interchangeable qui doit juste remplir son quota d’actualités, qui varie selon l’offre et la demande ? Cela constitue un cocktail toxique qui pousse beaucoup de personnes à quitter le métier.

L’agence de presse Reuters met à disposition des journalistes des formations en e-learning (sur le site *) sur le thème de la résilience et de la santé mentale. Voyez-vous d’autres initiatives en matière de prise en charge ?

Il existe un débat assez classique en sociologie : celui d’opposer l’individu et le collectif. C’est-à-dire se demander est-ce la faute de l’individu ou est-ce la faute du collectif ? Dans le premier cas il doit se débrouiller pour ajuster son comportement ; dans le deuxième cas il doit modifier son mode de fonctionnement.

Ce débat traverse le monde du journalisme. Beaucoup de gens disent que les journalistes ont des problèmes parce qu’ils se mettent trop de pression, et c’est en partie vrai. J’ai questionné des personnes travaillant dans les ressources humains qui me parlaient de techniques comme la méditation. Je ne suis pas du tout contre le fait d’apprendre à être plus zen dans sa vie et c’est important pour les personnes anxieuses d’apprendre à être moins anxieuses, mais le problème est plus large. Il y a un vrai problème de rapport au téléphone par exemple. Les journalistes sont trop connectés et il est important qu’ils réussissent à se mettre des barrières. Mais ce n’est pas une solution suffisante à mon goût parce qu’elle se contente de mettre l’accent sur l’individu qui doit apprendre à régler ses propres problèmes. On sous-entend ainsi que c’est peut-être la faute des individus s’ils sont malades parce que pas assez responsables, ou pas adaptés au rythme. Il y a des limites à dire aux gens qu’ils doivent juste s’adapter.

Parfois, c’est le collectif lui-même qui est malade. Ces dernières années, beaucoup d’articles sont parus sur la toxicité des relations dans certaines rédactions, notamment envers les femmes. C’est présent au Canada comme en France et documenté dans le livre du sociologue français Jean-Marie Charon, Hier journalistes. Quand se pose la question du sexisme type « plafond de verre », le problème ne vient pas de l’individu. C’est le problème du collectif, donc, dans ce cas-là, on a besoin d’une réaction collective. Comment notre collectif peut-il s’améliorer ? Comment peut-on en finir avec les plafonds de verre ? Là, ça devient une réflexion collective, associative et qui parfois doit mener à des prises de parole publiques. Il y a quelques années, il y a eu le #MeToo Média, entre autres en Europe. Ça a été une libération de la parole.

Ainsi selon moi, il faut un bon dosage entre les deux solutions. D’un côté des solutions individuelles pour apaiser les gens anxieux et trop stressés et d’un autre côté, des solutions plus collectives.

Existe-t-il des formations dès les écoles de journalisme sur la manière de couvrir un sujet potentiellement anxiogène tout en préservant sa santé mentale ?

Créer ce genre de cours représente une préoccupation grandissante. Deux collègues, Matthew Persson et Dave Sieglin, ont créé une formation sur les traumatismes prodigués dans les écoles de journalisme. Dans leur rapport sur la santé mentale « Prenez soin de vous », leur constat en 2022 était qu’au Canada, 90 % des journalistes n’auraient pas eu de formation sur la santé mentale ou sur la gestion des traumatismes. Dans le cursus scolaire on enseigne plus le contraire, « Soyez endurcis, soyez comme Albert Londres, allez au bagne et écrivez vos articles, allez voir les horreurs, la guerre, et montrez-nous ce qu’il s’est passé ». On enseigne souvent la figure de journaliste-aventurier, qui doit absolument aller sur les terrains « chauds ».

Proposez-vous, dans vos travaux, de nouvelles stratégies de prise en charge des journalistes et acteurs des médias ?

Je suis beaucoup inspiré par le concept de « psychodynamique du travail ». Il a été popularisé en France par Christophe Dejours. Ce qui est dit dans cette approche-là c’est que, pour gagner la santé il faut augmenter son pouvoir d’agir et son pouvoir de décision. Je travaille avec l’Association des Journalistes Indépendants du Québec, et on organise beaucoup d’événements où les journalistes indépendants doivent eux-mêmes réfléchir, trouver des solutions à leur problème. Chaque mois, on organise des rencontres de socialisation où on essaie de discuter des principaux problèmes. Par exemple : beaucoup de pigistes avaient remarqué qu’un média en particulier mettait des mois à les payer, parfois six mois. Nous en avons discuté puis il y a eu des actions. Plusieurs personnes leur ont écrit sur Instagram, des rencontres ont été faites avec d’autres organisations, ce qui a conduit le média à changer ses pratiques : il a compris qu’il était préférable de payer ses pigistes sans délai.

Je pense qu’il faut créer des espaces de réflexion, de collaboration, où les journalistes peuvent énoncer leurs problèmes et trouver des moyens de les régler par la force de leur collectif. Certes je suis un expert mais ce n’est pas mon rôle en tant que tel de montrer aux gens comment vivre. Les gens sont assez intelligents pour trouver des solutions à leurs problèmes, parfois ils manquent simplement de temps et d’espace. Je pense qu’on doit faciliter les échanges dans la profession, et créer aussi des espaces où les journalistes n’ont pas peur d’avoir des représailles. Il y a des endroits où les langues peuvent se délier et ça peut être organisé par une association, par un syndicat, par les journalistes eux-mêmes. ■

Propos recueillis par Léa Varenne, chargée de veille et de rédaction à l’ONG Reporters d’Espoirs.

Sources

Rapport « Prenez soin de vous » : https://www.journalismforum.ca/rapport-prenez-soin

Article du Monde : https://www.lemonde.fr/comprendre-en-3-minutes/article/2023/11/05/pourquoi-autant-de-jeunes-journalistes-quittent-le-metier-au-bout-de-sept-ans-comprendre-en-trois-minutes_6198317_6176282.html

Boîte à outils (English content)

https://ijnet.org/en/toolkit/mental-health-and-journalism

https://www.mentalhealthreuters.com/introduction

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