
Le Lab Reporters d’Espoirs Biodiversité mobilise un ensemble d’acteurs dont un comité scientifique. Dans cette série d’interviews, nous vous proposons de partir à la rencontre de ses membres pour mieux les connaître et comprendre leur engagement à nos côtés.
Carole Chatelain est présidente de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI); elle a été directrice des rédactions de Sciences et Avenir/La Recherche après en avoir été la rédactrice en chef depuis 2009.
Elle nous a partagé en quoi ses études en littérature et en logistique internationale l’ont amenée au journalisme scientifique, comment les médias doivent adapter leurs métiers face aux défis environnementaux et pourquoi être sur le terrain est l’une des choses les plus importantes pour être journaliste à l’ère de l’intelligence artificielle.
Phoebe Skok : Expliquez moi votre parcours dans le domaine du journalisme scientifique et pourquoi vous avez accepté de rejoindre le comité scientifique du Lab Biodiversité de Reporters d’Espoirs.
Carole Chatelain : Je suis née en Afrique de parents expatriés et j’ai grandi en partie à Madagascar. J’ai été confrontée très tôt à des réalités sociales, humaines et environnementales très différentes de celles que j’aurais pu connaître en Europe et elles m’ont donné un goût profond pour « l’ailleurs » et la découverte.
À notre retour en France, j’ai poursuivi des études de lettres modernes, par passion pour l’écriture et la littérature. Ne souhaitant pas devenir enseignante — ce n’était pas assez mobile pour moi — j’ai choisi de passer un concours pour intégrer une formation en logistique internationale.
Le journalisme est arrivé entre deux missions humanitaires, grâce à la création des rédactions régionales de Libération, du Monde et du Figaro à Lyon. J’ai débuté au Figaro comme reportrice et chroniqueuse judiciaire avant de rejoindre des rédactions nationales à Paris. C’est là que la science a progressivement pris place dans ma vie professionnelle à VSD, Santé Magazine, Impact Médecins et Ça m’intéresse avant de rejoindre GEO comme spécialiste environnement. Après, j’ai poursuivi à la rédaction en chef de 20 Minutes, puis à la rédaction en chef de Sciences et Avenir, et enfin à la direction des rédactions Sciences et Avenir – La Recherche.
Ce n’est donc pas un parcours scientifique académique qui m’a menée vers la science, mais une curiosité profonde pour le savoir, le terrain, l’actualité et les situations de crise. L’environnement s’est imposé naturellement, car il touche à tout : santé, société, économie, vivant.
Aujourd’hui, en tant que présidente de l’AJSPI, je mets cette conviction au service d’un métier qui doit rester exigeant, rigoureux et indépendant. C’est ça que j’apporte au comité scientifique du Lab Biodiversité de Reporters d’Espoirs : à la fois ce regard journalistique et scientifique. L’idée n’est pas de valider les contenus, mais de garantir qu’ils s’appuient sur des bases solides et qu’ils contribuent réellement à éclairer le public.
Reporters d’Espoirs apporte un regard indispensable dans un paysage médiatique souvent dominé par le catastrophisme. On doit évidemment documenter la crise écologique, mais on doit aussi montrer ce qui avance, fonctionne, inspire. Le Lab Biodiversité s’attache à mettre en lumière des initiatives crédibles et documentées et des solutions scientifiques, sociales ou techniques.
Rejoindre ce comité, c’est contribuer à construire un récit plus nuancé, plus juste et plus mobilisateur autour du vivant, tout en apportant mon expertise de journaliste scientifique et de femme de terrain.
Vous avez étudié la littérature moderne et vous vous êtes également formée en logistique internationale. Comment ces disciplines vous ont-elles préparée au journalisme scientifique ?
Les lettres m’ont donné le sens du récit, de l’analyse, de la nuance et la capacité à rendre intelligible un contenu complexe, ce qui est au cœur de la vulgarisation scientifique. La logistique internationale, elle, m’a formée au terrain : missions d’urgence, travail sous pression, capacité d’adaptation et travail à l’international.
La science est, comme d’autres domaines, un écosystème traversé par des enjeux institutionnels, politiques, économiques, psychologiques même : comprendre ces dynamiques est indispensable. Mon parcours interdisciplinaire, couplé avec ma formation en médiation, m’a permis d’allier compréhension analytique, sens critique, narration et vulgarisation.
Aujourd’hui, quel est le fossé entre la production scientifique (notamment sur la biodiversité) et son traitement médiatique ?
Il y en a plusieurs :
- Le temps: La science avance lentement mais les médias vont vite.
- La complexité : La biodiversité est un système dynamique ; la vulgariser sans la dénaturer est un défi permanent.
- La formation : Tous les journalistes ne sont pas formés à la méthode scientifique, aux statistiques ou à la lecture critique d’études.
- La dramaturgie médiatique : C’est bien connu qu’on préfère les histoires de trains qui arrivent en retard plutôt que de trains qui arrivent à l’heure. Ce qui fonctionne attire moins.
- L’accès aux sources : Entre chercheurs peu communicants, services de communication de plus en plus omniprésents et fake news, la qualité des informations varie beaucoup. L’explosion des revues dites « prédatrices » est aussi une menace majeure pour la fiabilité des contenus, surtout depuis l’arrivée massive de l’IA dans la production de fausses études ou de faux documents.
- L’IA elle-même : C’est un outil puissant mais générateur de risques, notamment via l’hallucination de données, la création de faux experts ou la diffusion accélérée de désinformation.
Le rôle du journaliste scientifique et d’associations comme l’AJSPI est précisément de naviguer dans cette jungle, de repérer les signaux faibles, d’éviter les pièges et de diffuser une culture scientifique solide pour que les journalistes soient mieux informés et formés. Cela aide le public à garder sa confiance dans notre métier et les informations que nous diffusons.
Comment voyez-vous la couverture médiatique de la biodiversité en France ?
Elle progresse incontestablement. Par exemple, cela n’aurait plus de sens aujourd’hui d’être journaliste spécialisée en environnement à GEO comme je l’ai été car l’environnement et la biodiversité sont désormais dans presque tous les sujets.
Mais la biodiversité reste en retrait par rapport au climat. Elle reste souvent perçue comme un sujet « annexe » alors qu’elle conditionne notre santé, alimentation, économie et résilience. La couverture est aussi très fragmentée. On parle des abeilles, puis d’une espèce en danger, puis d’une réserve naturelle mais rarement des liens systémiques qui expliquent les dynamiques du vivant.
Cela dit, il y a un mouvement en cours. Des rédactions s’organisent, des journalistes se forment et des initiatives émergent. Le public exprime aussi une attente.
Quels défis attendent le journalisme scientifique dans la prochaine décennie, notamment face aux crises environnementales ?
Les principaux sont de résister aux polémiques et à la désinformation, qui s’amplifient avec les réseaux sociaux et l’IA. Il faut défendre le temps long, qui est indispensable à l’enquête scientifique.
En pratique, c’est aussi de trouver des modèles économiques viables pour financer des reportages complexes et de gérer l’IA. Elle peut être un formidable outil d’aide avec la retranscription, veille et synthèse. Mais elle est aussi un facteur de brouillage et de manipulation massif de l’information. Les journalistes doivent maintenir une indépendance forte dans un contexte où les enjeux environnementaux peuvent entraîner pressions et instrumentalisations
Bref, c’est de continuer d’être un métier de rigueur, appliquant une méthode et se revendiquant d’une éthique dans un monde qui pousse à la simplification et au brouillage des cartes.
Les journalistes et les médias doivent-ils adapter leurs métiers et modèles économiques face aux défis qui se présentent aux médias et à la science ?
Oui, particulièrement pour la presse papier, mais aussi tous les nouveaux canaux d’information. Il faudra diversifier les sources de financement sans perdre l’indépendance. C’est un vrai défi !
Les médias doivent penser à inventer de nouveaux formats qui utilisent le data, la vidéo, les podcasts ou les longues narrations, et à investir dans la formation continue pour leurs journalistes. Cela aidera à renforcer les réseaux professionnels, comme l’AJSPI.
Finalement, les journalistes peuvent intégrer l’IA comme un outil d’aide, mais jamais comme une source de production. C’est une évolution nécessaire : pas seulement pour survivre, mais pour continuer à être utiles et garants de notre système démocratique.
J’insisterais aussi sur l’importance du terrain. A l’heure des communications faciles et du télétravail, il est absolument indispensable que les journalistes restent convaincus de l’importance du terrain. Rien ne vaut le contact direct, le déplacement sur les lieux de l’enquête. C’est l’ADN du métier. C’est dans ce contact, sur le terrain, que tout se joue, que l’info se vérifie et que nous ferons toujours la différence avec une IA.
Vous avez travaillé dans beaucoup de domaines scientifiques. Comment votre expérience dans chacun de ces domaines a-t-elle façonné votre approche de la biodiversité ?
Elle m’a donné une vision transversale. Travailler sur la santé, par exemple, m’a appris à penser en termes de risques, de causalité, de systèmes. Travailler sur l’environnement, c’était d’apprendre l’importance du terrain et du contexte et travailler avec les chercheurs m’a appris l’humilité devant la complexité du réel. La biodiversité, c’est tout cela à la fois. On ne peut pas la traiter comme un sujet isolé : elle touche l’économie, la santé, la politique, le climat et même la culture. Cette approche globale vient directement de mon parcours multi-thématique.
Quels conseils donneriez-vous aux journalistes qui ont peur d’aborder la science ?
Oser l’aborder comme toute autre discipline. La science n’est pas une thématique à part, et n’est ni plus ni moins complexe à aborder que l’économie, par exemple. Il faut s’y former avec sérieux. Et, surtout, éviter de dire, « Moi, la science, je n’y comprends rien », Je l’ai trop souvent entendu dire y compris par des journalistes reconnus en se dédouanant ainsi de toute approche critique. L’indépendance est à ce prix.
Poser toutes les questions, y compris celles qui semblent basiques sans être complètement naïves. Les scientifiques y sont habitués et répondent souvent volontiers. Il faut cependant garder son indépendance et avoir le minimum de formation nécessaire pour garder son sens critique.
Finalement, s’entourer. Créez un réseau de chercheurs, de journalistes spécialisés et d’associations professionnelles comme l’AJSPI pour échanger et suivre des formations. La science est un terrain passionnant.
Certains journalistes craignent d’être accusés de militantisme en couvrant l’environnement. Que leur répondez-vous ?
Un bon journaliste n’est jamais un militant. Le journalisme est un métier, avec une méthode et une éthique qui ne peuvent en aucun cas se confondre avec le militantisme.
Informer sur l’état de la biodiversité, sur le climat ou sur les risques sanitaires, ce n’est pas militer. C’est faire son travail.
Le risque existe quand on se met à défendre une cause plutôt que des faits. Mais l’exigence méthodologique, le recoupement, la transparence, l’indépendance suffisent à tracer la frontière. Dans un contexte où les enjeux scientifiques et environnementaux deviennent de plus en plus sensibles politiquement et économiquement, l’éthique du journalisme scientifique est un sujet majeur.
Nos garde-fous sont l’indépendance, la transparence et la vérification.
Pourquoi le journalisme de solutions est-il important ? Quel est son rôle ?
Le journalisme de solutions aborde l’information sous un autre angle, en gardant toute la rigueur et l’éthique nécessaires. Il ajoute une dimension indispensable : montrer ce qui fonctionne, ce qui est reproductible et ce qui donne des résultats. Il permet d’éloigner le risque de la résignation et il peut être inspirant en rééquilibrant la narration médiatique.
Quand il est bien fait, c’est du journalisme au sens strict : factuel, documenté et éthique.
Propos recueillis par Phoebe Skok pour Reporters d’Espoirs








