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« Il faut un changement culturel profond face à la crise de la biodiversité » – Philippe Grandcolas

By 18 novembre 2025novembre 19th, 2025No Comments
Philippe Grandcolas à Bayard

Le Lab Reporters d’Espoirs Biodiversité mobilise un ensemble d’acteurs dont un comité scientifique. Dans cette série d’interviews, nous vous proposons de partir à la rencontre de ses membres pour mieux les connaître et comprendre leur engagement à nos côtés.

Philippe Grandcolas est directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint scientifique de CNRS Ecologie & Environnement. 

Il nous livre sa vision sur la manière dont nous pourrions créer des ponts entre scientifiques et journalistes, le rôle des médias face à la perte de la biodiversité et pourquoi nous avons besoin d’un changement culturel pour réduire cette crise. 

Crédits photo : Reporters d’Espoirs 2025


Philippe Grandcolas : A l’origine, c’était par rapport à un intérêt pour les organismes vivants dans l’environnement, comme les insectes, que j’ai eu envie d’étudier. Je voyais qu’ils avaient un rôle très important et qu’ils avaient des comportements étonnants, et que c’était une espèce de zone un peu inconnue dans nos sociétés. 

Ça a été l’occasion d’être témoin de l’effondrement de la biodiversité ; quand on a travaillé dans plusieurs pays et qu’on a observé les politiques publiques et leur relatif insuccès, on se rend compte qu’il y a effectivement de très grosses inquiétudes à avoir. J’ai aussi compris l’importance de partager tout ce que j’ai appris, et qu’il y avait une forte demande de la société pour ces questions-là. 

C’est pourquoi j’ai rejoint le comité scientifique du Lab Reporters d’Espoirs Biodiversité : pour mieux partager mes connaissances des enjeux environnementaux. Mon rôle est d’aider à former des professionnels de l’information de manière à ce qu’ils prennent en compte ces problèmes correctement, c’est-à-dire de manière transversale à toutes les activités qui impactent la biodiversité. 

Je pense qu’aujourd’hui, nous voyons les crises environnementales comme quelque chose de très catégoriel, et chaque sorte de sujet est traité dans un silo. 

Quand nous parlons du climat, nous ne parlons que de carbone. Nous avons une vision en tunnel similaire quand nous parlons de la biodiversité : on ne parle que des espèces charismatiques ou des écosystèmes comme des “entassements” d’espèces aux interactions imposées. 

On va parler de la baleine bleue et de l’ours blanc, parce que leurs populations déclinent fortement, ou d’une plantation d’arbres comme si c’était une forêt. Mais on parle très peu de ce qui se passe près de nous et de la manière dont des politiques globales vont influer à la fois sur l’ours blanc et sur le renard roux en France, par exemple. On parle de la biodiversité souvent de manière trop anecdotique, trop peu systémique et pas assez liée à notre vie quotidienne. C’est un peu un paradoxe. Tous les sujets de sociétés sont liés à l’environnement et on doit faire passer ce message aujourd’hui. 

Le Lab est un collectif qui porte des questions de pédagogie, de didactique, de journalisme, de science. L’idée est de traiter tous ces aspects grâce aux compétences de divers experts en les mettant en connexion pour aller de l’avant. 

Nous parvenons à montrer quels sont les enjeux et les priorités qu’on ne peut pas laisser de côté. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut simplement augmenter la quantité des infos sur ces thèmes, il y a aussi une question de qualité de l’information et de la manière d’aborder les sujets. 

Pour moi, cette expérience au sein du comité est aussi très enrichissante parce qu’elle me permet d’avoir connaissance d’initiatives, de manières de faire et de réactions des parties prenantes, en termes de partage de connaissances.

Les scientifiques peuvent commencer par transmettre les bases des connaissances sur le monde qui nous entoure. Ça reste un enjeu parce qu’on n’a pas trop d’opportunités de les acquérir ; elles sont trop peu enseignées au collège et au lycée, et font encore trop peu partie des formations initiales professionnalisantes ou du second degré. Donc, c’est important aussi que les scientifiques se rendent compte qu’ils ont un rôle indispensable dans le partage des fondamentaux

Enfin, à propos de ces fondamentaux, il faut trouver des exemples concrets et percutants, qu’ils soient inquiétants pour les publics, qu’ils soient aussi surprenants et suffisamment intéressants pour provoquer des bascules cognitives et culturelles.

La première difficulté, c’est que les journalistes et les scientifiques ne traitent pas le temps de la même manière. Le travail d’un scientifique, en règle générale, se mesure en semaines, mois, voire années. Pour les journalistes, ça peut être un rendu dans la journée ou dans la semaine s’ils traitent l’actualité. 

Il faut que les scientifiques soient éduqués à ce dialogue et qu’ils se rendent compte que quand un journaliste leur demande une réponse rapide, ce n’est pas de la précipitation ou une mauvaise gestion d’un agenda, c’est une obligation matérielle liée à leur travail. 

L’autre aspect est d’arriver à accepter d’expliquer les choses simplement. Un scientifique expert d’un sujet aura envie d’être exhaustif et précis, comme il le serait dans un congrès scientifique international. Ce n’est pas du tout l’objectif d’un partage de connaissances, qui réside dans la transmission de notions fondamentales essentielles mais simples. L’enjeu pour les scientifiques est de comprendre ça pour s’autoriser à vulgariser efficacement. 

Nous sommes dans une société de l’information, où chacun est confronté à des quantités d’informations énormes, dont une grande partie ne transite d’ailleurs plus par la presse écrite, la radio ou la télévision mais par sa transcription sur les réseaux sociaux et les smartphones. Cela a deux conséquences. 

D’une part, la volatilité de l’information. Tout ce qui arrive le lendemain, le surlendemain, efface parfois ce qui est arrivé la veille ou l’avant-veille. Donc, si on veut arriver à faire parler d’un sujet, il faut en parler beaucoup. 

D’autre part, la baisse de qualité des informations. Beaucoup sont anecdotiques et — sans être forcément trompeuses — ne reposent pas directement sur des preuves scientifiques ou des citations. A l’extrême, il y a bien sûr ce qu’on peut qualifier de tromperie ou de fake news. 

Et il est primordial de se prémunir contre ça. Certaines personnes ont des conflits d’intérêt et ont bien compris qu’on peut influencer le flux d’informations. Elles déploient des moyens considérables pour le parasiter, avec des informations fausses et en grande quantité.

Si on ne dispose pas de moyens équivalents, il faut arriver à produire un flux d’informations qui soit contradictoire et suffisamment percutant pour que la qualité remplace la quantité.

Et pour ça, ces informations doivent être dans tous les types de sujets et de rubriques.

Si on parle d’environnement pendant 30 secondes, évidemment, c’est insuffisant. Par contre, on peut parler d’environnement au moment où on parle d’économie, de social, de santé, d’énergie, etc. C’est une stratégie pour en parler plus et mieux.

Je pense que la difficulté est structurelle : dans certains médias, il y a des éditorialistes qui ont une capacité à émettre des points de vue assez généraux, mais qui n’ont pas une expertise très claire dans un champ en particulier. Il y a aussi des journalistes qui ont des compétences dans le domaine politique ou prétendent en avoir dans le domaine économique, mais qui n’ont pas de compétences dans le domaine environnemental. 

Si un journaliste a fait des études de sciences politiques et puis une école supérieure de journalisme, il n’aura pas forcément eu accès à des notions d’écologie ou de climatologie. L’objectif est d’arriver à ce que ces journalistes ne tiennent pas de propos contradictoires avec les consensus scientifiques.

Cela requiert de les former pour qu’ils connaissent les fondamentaux dans le domaine de l’environnement. A cette base solide doit s’ajouter une formation continue pour apprendre tout au long de sa carrière.

On ne peut pas demander à chaque personne d’avoir un master d’économie, de droit, de sciences politiques … et d’écologie ou de physique du climat. Nous avons besoin de formations plus intégratives.

La crise est complexe avec cinq grandes causes à la perte de biodiversité : la disparition des habitats, l’exploitation des ressources naturelles, le changement climatique, les pollutions et le transport d’espèces exotiques. Atténuer cette crise requiert de baisser l’importance de chacune de ces causes. 

Mais elles sont complètement intriquées dans nos activités quotidiennes et, quelquefois, de manière très indirecte. Baisser notre empreinte sur la biodiversité demande à transformer nos sociétés pour ce faire, il y a donc un enjeu à faire dialoguer toutes les parties prenantes parce que chacune porte sa part de solutions. 

Nous sommes aussi empreints de biais sensoriels, cognitifs, culturels, et nous sommes très influencés par ces biais de perception ou de représentation. 

C’est beaucoup plus le cas sur la biodiversité que sur d’autres domaines scientifiques. La raison en est que certains aspects scientifiques n’ont été compris qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle et donc très tardivement acquis par nos sociétés au plan culturel.

Ça signifie, par exemple, que nos grands-parents ou arrière grands-parents n’auraient pas eu ces connaissances, même s’ils avaient fait des études universitaires. En outre, nous n’y sommes pas empiriquement exposés au quotidien. Par exemple, qui peut se targuer d’avoir l’expérience quotidienne des microbes, de l’évolution ou des interactions entre espèces ?

Mais la question n’est pas seulement de former les gens, il faut aussi transformer nos cultures. 

La biodiversité recouvre des phénomènes qu’on ne voit pas, ou peu, comme les interactions écologiques, l’évolution ou encore les microbes dont on vient de parler. Ils ne sont pas perçus et ne font pas ou mal partie de nos cultures. Notre conception de la biodiversité est donc complètement biaisée ou carencée.

Cet enjeu de changement culturel signifie qu’il reste beaucoup à faire pour vraiment faire basculer les consciences.

Propos recueillis par Phoebe Skok pour Reporters d’Espoirs

 

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